Ho Tzu Nyen, 2 or 3 Tigers, 2015, double projection vidéo HD couleur, son, 18’46". Courtesy de l’artiste et de la galerie Kiang Malingue, Hong Kong.

« HISTOIRES ET GÉOGRAPHIES SENSIBLES »

Éditorial par Guillaume Désanges

Il y a toujours des liens secrets et involontaires qui se créent dans un agencement d’expositions, aussi disparates soient-elles. Ne serait-ce que parce que les artistes contemporains partagent des préoccupations et des attentions communes, en relation avec les enjeux brûlants qui agitent le monde. Cette saison d’automne-hiver du Palais de Tokyo, qui accueille neuf projets aux formats et esthétiques très variés, n’échappe pas à la règle.

Ici, c’est la course du temps, celui de l’Histoire, de l’oubli, de la mémoire et ses intrications avec la géographie qui fait figure de motif invisible.

Dans la vaste exposition de Cyprien Gaillard, c’est la marque corrosive de l’Histoire sur l’espace urbain, en corrélation avec une modernité en déshérence, qui est subtilement dévoilée. Dans une double proposition au Palais de Tokyo et à Lafayette Anticipations, l’artiste pointe, non sans mélancolie, l’attention et le soin que nous devons porter à certains monuments, matériaux ou motifs dont les récits héroïques et conquérants ont lentement été endommagés.

De l’Histoire aux histoires, il n’y a qu’un pas (de côté), qu’exécute Shéérazade la nuit, une exposition collective rassemblant des artistes de tous les continents créant des fictions avec un horizon politique. Puisque modifier les ordres du monde signifie d’abord modifier les imaginaires, ces récits géographiquement ancrés privilégient d’autres narrations, moins dominantes, moins triomphantes, moins toxiques et néanmoins critiques,  proposant, dans leur irréalisme même, les moyens de penser le présent et l’avenir.

Intervenant à l’intérieur et à l’extérieur du Palais de Tokyo, Guillaume Leblon convoque certaines histoires des matériaux en lien avec l’Histoire de l’art, qui mêlent subtilement avec celle du bâtiment. Intitulée Parade, son exposition s’apparente de fait à une « grande galerie de l’évolution » de sa pratique, épousant les courbes, les évolutions et mutations progressives de sa sculpture depuis plus de 20 ans, de l’abstraction à la figuration, du naturel  à l’artificiel et de l’archaïque au contemporain.

Chez Minia Biabiany, le caractère brut des matières est également chargé, voire « hanté », par des questionnements identitaires en lien avec l’histoire de la Guadeloupe et des Caraïbes. Le poids de cet héritage, marqué par l’assimilation française, le colonialisme et l’esclavage transatlantique, est suggéré par un tressage de signes, de récits et de médiums , incluant le parcours des visiteurs.euses dans l’expérience sculpturale. Une démarche curative qui consiste à agencer des signes vernaculaires pour lutter contre l’exotisme.

En parlant d’exotisme, c’est à partir du célèbre « Manifeste Anthropophage » du poète et activiste brésilien Oswaldo de Andrade que travaille l’artiste Lívia Melzi. Un texte poétique et politique qui, à la fin des années 1920, renversait l’ordre des valeurs en faisant un hommage au cannibalisme comme exercice d’hybridation par la digestion, avec un profond respect pour ce qui est dévoré. Une cruauté féconde qui est l’occasion de se réinventer à travers l’autre tout résistant à la raison occidentale pour les indiens Tupinambas.

Cette saison est aussi l’occasion de partager l’originalité créative d’ami.es d’autres continents culturels : les pionniers du podcast Arte Radio à l’occasion de leurs 20 ans, la formation doctorale SACre (pour artistes et théoriciens) pour ses 10 ans et l’école de mode libre et engagée Casa93 de Montreuil pour un projet collectif sur l’image de la foule.

Enfin, pour clore l’année des 20 ans du Palais de Tokyo, « Le Grand désenvoûtement, chapitre 1 » est l’étape initiale d’un projet au long cours, qui sonde les récits, les désirs et fantômes de l’institution et de son bâtiment presque centenaire.  S’inspirant librement de la « psychothérapie institutionnelle », qui pense à soigner psychiquement les institutions autant que les personnes, des créateur·rices de toutes disciplines proposent différentes manières thérapeutiques d’appréhender le lieu. Une occasion de partager avec le public des regards et des réflexions originales sur l’histoire, le fonctionnement et le rôle des institutions culturelles aujourd’hui.

Toutes les histoires et géographies sensibles qui composent cette saison reposent paradoxalement sur des formes d’absence, d’invisibilité et d’échappatoire. Des stratégies artistiques à la fois idéalistes et critiques dont les récits se déposent de manière lacunaire sur les objets, restent cachés dans les plis des matières et des mots, se diffusent clandestinement comme des rumeurs. Une manière de modifier nos consciences en ciblant nos affects.

Pour tout cela, un immense remerciement aux artistes qui nous inspirent, aux équipes du Palais de Tokyo qui les accompagnent, aux partenaires publics et privés qui nous soutiennent, aux ami.es qui nous encouragent et au public qui nous oblige par son regard exigeant.