Comment as-tu développé ton exposition pour le Palais de Tokyo ?
Raphaël Barontini : Pour cette exposition, j’ai souhaité présenter la multiplicité de mes pratiques : tableaux, pièces textiles, costumes. J’ai tissé plusieurs narrations liées à la période de la fin de l’esclavage dans les Caraïbes et particulièrement en Haïti, prenant comme point de départ La Tragédie du roi Christophe, une pièce de théâtre écrite par Aimé Césaire en 1963. Henri Christophe est l’un des généraux qui a participé à l’insurrection des esclaves en Haïti et qui fut un compagnon d’armes de Toussaint Louverture. Après l’indépendance, il s’auto-proclame roi de la partie nord de l’île et son royaume perdure pendant une dizaine d’années. Il achève des productions architecturales des plus remarquables, mais avec un coût humain important. Ce personnage m’intéresse par son ambiguïté, entre position visionnaire sur la jeune nation haïtienne fière de ses racines afro-descendantes et la décadence d’un pouvoir violent et autocratique. Il va tenter d’articuler des codes dignes des cours et empires coloniaux européens afin de leur tenir tête, tout en affirmant son lien à la grandeur de civilisations venues d’Afrique.
Qu’en est-il de du titre ?
RB : Le titre est adapté d’un extrait de la pièce d’Aimé Césaire. Ce qui m’intéressait c’était de montrer en quoi la nuit est un espace temporel des possibles. Pendant la période de l’esclavage, les insurrections naissaient souvent la nuit dans les plantations. Cette nuit porteuse d’espoir et de résistance est présente dans tous les territoires qui ont connu ce combat contre l’esclavage aux Amériques et dans les Caraïbes. Je l’évoque avec ma grande pièce panoramique sur la cérémonie du Bois-Caïman.
Il y a aussi le possible artistique. Face à la déshumanisation de l’esclavage, la nuit est un lieu où des pratiques musicales, de danse, de chant sont nées dans ces territoires, comme le lewôz en Guadeloupe. Les traditions carnavalesques ont aussi toujours été profondément militantes. Il y a cette idée de se retrouver en collectif pour faire société malgré la violence inhérente à la situation de l’esclavage à la fin du 18e siècle et de manifester artistiquement sa présence, son humanité, sa singularité.
Ce titre évoque à la fois la résistance et la joie collective, cette dernière étant le fil directeur de cette saison d’expositions. Comment t’inscris-tu dans cette thématique ?
RB : Cette question de la joie collective est présente de façon assez diverse dans mon travail de performance, basé sur des pratiques collectives existantes. En tant que plasticien, j’aime convoquer ces traditions, qui sont souvent toujours très vivaces. Elles sont aussi présentes dans d’autres pratiques comme la danse. Pour cette exposition, je prépare notamment une performance où la danse comme pratique collective, en particulier le quadrille, est centrale. Ces pratiques disent beaucoup de l’identité caribéenne. C’est-à-dire une créolisation de références et d’univers, de rythme et de pas. C’est un aspect assez unique que la Caraïbe offre au monde. Ces cultures caribéennes si multiples sont aussi très présentes dans l’espace public.
Tes oeuvres revisitent les codes de la peinture d’histoire. Quelle est ta relation avec cette tradition, et comment la réinterprètes-tu ?
RB : Durant mes études aux Beaux-Arts, j’ai suivi un enseignement académique de la peinture et de l’histoire de l’art. Encore aujourd’hui, je pense comme un peintre : composition, rythme, couleur, iconographie. Ce travail s’est ensuite ouvert à d’autres expérimentations vers le textile en grand format et le costume, avec des oeuvres qui peuvent être activées lors de performances. Ces différentes formes picturales me permettent de questionner l’histoire et ses représentations. Déplaçant les codes et les formes de certains genres, avec une approche de collagiste, je recrée mes propres narrations historiques réassociant des iconographies et des mythologies. Ce processus créatif du collage me permet de raconter de nouvelles histoires. Plusieurs pièces textiles réalisées pour cette exposition relèvent de cette logique. Notamment cette scène qui figure la cérémonie du Bois-Caïman sous la forme d’un panorama, et la grande broderie portraiturant Cécile Fatiman.
Comment remets-tu en question les canons de l’Histoire entourant les cultures et les territoires ayant connu l’esclavage ou la colonisation ?
RB : Je dirais tout d’abord qu’il y a beaucoup à faire, car dans ce champ historique, je fais face à de nombreuses absences et non-représentations. Partant de ce constat, mon travail d’artiste est d’imaginer la représentation d’événements non figurés, l’apparence de personnages jamais portraiturés.
Ma première intention est donc dans le champ de la figuration et de l’imaginaire. Je vais par le collage interpréter, imaginer, sur toile ou sur textile, ces personnages historiques qui par leurs histoires singulières de combat résonnent en moi. On connaît parfois leur nom et des bribes de leurs biographies, mais nous avons souvent très peu d’images d’eux. Même si ce sont des portraits imaginaires, le plus souvent je vais m’atteler à trouver des iconographies qui peuvent donner l’essence d’un personnage. Je convoque des portraits de cours européens que je combine avec des portraits photographiques de l’époque coloniale. Je choisis des portraits de femmes et d’hommes fiers, avec des regards puissants et des postures de trois-quarts alors que ces images étaient prises dans des contextes dégradants d’inventaires ethnographiques symptomatiques des imaginaires coloniaux. Réassocier ces photographies coloniales dans des compositions, et détourner leurs symboliques est un de mes axes de travail face au matériau photographique historique.
L’histoire d’Haïti notamment est mise en avant dans ce projet, peux-tu nous en dire plus ?
RB : Pour moi, cette exposition est un hommage à Haïti et à la force de son peuple. L’histoire de cette île est un exemple de résistance pour toute la zone Caraïbe, celle d’un combat qui est allé jusqu’au bout. Haïti est la première république noire indépendante. Nombre d’îles caribéennes ou encore de pays d’Amérique Latine ont tenté de suivre ses pas, dans ce combat pour la liberté et l’indépendance.
Je place au centre de la représentation la lutte contre l’esclavage et la culture vaudou qui est encore très présente en Haïti. En 2013, j’ai eu la chance de séjourner à Jacmel où j’ai séjourné chez une Mambo (prêtresse) vaudou. Ce fut une expérience marquante. J’ai saisi à quel point cet esprit de révolte et de résilience culturelle et religieuse a forgé l’histoire du pays.
Tu mènes des recherches approfondies pour chaque projet, avant de mêler dans tes oeuvres figures réelles et fictionnelles. Comment les choisis-tu ?
RB : En effet, j’ai un large temps de recherches avant chaque projet. J’ai besoin de lire, de me documenter, de rechercher des images. Le choix de portraiturer tel ou tel personnage se fait de façon intuitive, je vois tout de suite le potentiel narratif qu’iels vont pouvoir m’offrir. J’apprécie de découvrir des figures dont on n’a pas encore vraiment entendu parler. Je m’attèle alors à trouver des éléments biographiques dont je vais m’inspirer. Parallèlement, quand je réalise des portraits plus imaginaires et oniriques, j’ai davantage de liberté pour composer mon oeuvre sans faire attention à une certaine réalité historique. Je dirais qu’il y a une sorte d’uchronie dans mon travail. Je pars d’éléments réels mais je laisse parfois mon imagination prendre le dessus en me détachant des faits historiques. Je ne me positionne pas comme historien mais plutôt en tant que créateur d’histoires et plasticien inventant des narrations pour questionner une vision historique dominante.
Tu as une technique de collage visuel très originale. De quelle manière travailles-tu les images et comment décides-tu de leur forme finale ?
RB : Cette dimension du collage est présente dans l’ensemble de mon travail. Ce qui va déterminer la forme finale va être le support sur lequel je mets en place cette composition. Quand c’est un tableau, je vais travailler dans une addition de gestes de peintures et de multiples passages de sérigraphie sur toile. Sur des grandes pièces textiles ou des costumes, c’est plutôt dans une idée de patchwork où tous les éléments sont teints, peints et imprimés séparément puis cousus les uns aux autres sur une base textile. Certaines de ces oeuvres ayant pour but d’être portées et activées dans des performances.
Tu t’intéresses à la parade et au carnaval en tant que contre-cultures. Comment inscris-tu cela dans cette exposition ?
RB : Cette exposition montre pour la première fois une série de costumes qui seront présentés comme une foule. Je laisse le soin au spectateur d’imaginer la teneur réelle de l’action qui se déroule face à eux. Est-on en train d’assister à un bal, à une parade carnavalesque, à une manifestation ?
Cette forme du costume m’amuse parce que dans l’espace muséal, elle a plutôt une valeur sculpturale dans l’espace. Mais ces mêmes costumes peuvent servir à des performances. Donner vie à une pièce textile avec l’apport de danseur·euses m’intéresse de plus en plus.
J’aime convoquer dans mon travail performatif des traditions populaires de carnaval, de fanfare ou encore de danse. Je sollicite pour chaque projet des associations culturelles, travaillant l’idée du collectif et de son expression. Comme le groupe de danse de quadrille pour ma future performance au Palais de Tokyo en avril. Ce qui m’intéresse c’est de travailler avec des collectifs qui abordent cette question de l’histoire et d’une pratique populaire artistique. On imagine ensemble, à partir de traditions existantes, un moment qui prend une nouvelle forme hybride à la croisée de plusieurs codes, certains ancestraux, d’autres plus urbains et contemporains. Par la temporalité, la mise en scène, l’apport des costumes et du décor, j’imagine des moments suspendus comme des tableaux vivants.
Qu’en est-il de l’oeuvre sonore conçue par Mike Ladd avec qui tu collabores régulièrement ?
RB : Dans l’exposition il y a effectivement une pièce sonore créée par Mike Ladd, partenaire de travail de longue date. On retrouve à nouveau cette question du collage car cette oeuvre convoque des samples musicaux. Pour réaliser de nouvelles pièces, Mike va utiliser des archives musicales mais aussi enregistrer des sons dans la ville. Cet ensemble donne une pièce sonore qui convoque à la fois des traditions musicales anciennes caribéennes et africaines, comme des percussions des fanfares rara dans les cérémonies vaudou, des chants de figures de quadrille et des sonorités électroniques contemporaines. Il y a dans nos deux pratiques cette transversalité historique et géographique, où un ensemble d’oeuvres semble parler d’une époque ou d’un territoire tout en empruntant à de nombreux autres.