Raconter l’aujourd’hui, faire le récit d’un présent qui se dérobe : c’est à cette tâche peut-être impossible que s’attèle cette exposition. Le titre, emprunté à Olivier Cadiot, convoque le présent dans toute sa fugacité et dans toute l’épreuve de sa prescriptibilité. Il évoque une humeur du temps, autant qu’une métaphore de la création. Avec ces trois mots mis bout à bout, c’est le présent qui surgit, sans jamais être écrit. Fait d’accélérations et de fulgurances, cette exposition saute d’un genre à l’autre pour dresser une cartographie sensible d’une époque. La communauté informelle d’artistes qu’elle présente emploie un champ très large de pratiques, comme autant de manières de faire surgir en creux le présent. Cette exposition ne présente pas un panorama de la création contemporaine en France : elle réinvente un territoire légèrement à part de celui que nous connaissons.
L’exposition Futur, ancien, fugitif, consacrée à « une scène française » s’appuie sur une conception ouverte de l’inscription territoriale – qui rassemble des artistes né.e.s en France ou à l’étranger, vivant en France ou à l’étranger, lié.e.s provisoirement ou durablement à ce pays – autant qu’elle échappe aux effets de tabula rasa qui voudraient qu’une génération en éclipse une autre. Elle réunit au contraire des « contemporain.e.s » qui partagent aujourd’hui cet espace en évolution et aux frontières poreuses. Et cherche à dessiner les courroies de transmission par lesquelles transite cet air du temps que respirent simultanément les quarante-quatre artistes ou collectifs d’artistes réuni·e·s pour l’occasion. Des artistes né·e·s entre les années 1930 et les années 1990, mais qui vivent et travaillent tou·te·s, dans et avec leur époque. Contemporain est un « mot transitif et par conséquent relationnel », rappelait Lionel Ruffel dans Brouhaha. Les mondes du contemporain. On est contemporain de quelque chose ou de quelqu’un et c’est cette interdépendance, ce liant qui nous sert à établir des ponts d’un·e artiste à l’autre dans l’exposition que nous avons bâtie dans l’ensemble des espaces du Palais de Tokyo. C’est encore cette perméabilité au présent et une forme de permanence au temps que nous avons cru déceler chez les artistes réuni·e·s dans l’exposition et qui nous a permis d’établir cette photographie non pas exhaustive, ni même représentative, mais simplement sensible d’une scène française. Ou plutôt d’une « autre » scène française. De celle qui se trame plus discrètement mais avec non moins de puissance dans les ateliers, les écoles d’art, les espaces partagés, dans les marges ou à l’abri du marché. Les artistes invité·e·s ont ainsi en partage d’opposer des formes de résistance aux assignations et autres effets de mode qui teintent irrémédiablement une époque. Non pas que ces artistes se tiennent à l’écart du monde d’aujourd’hui, bien au contraire, disons plutôt que refusant l’urgence, ils laissent s’infiltrer dans leurs œuvres l’épaisseur du temps.
« Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité »,
Cette exposition est aussi l’occasion de rappeler qu’il n’existe pas une scène française, mais bien quantité de communautés, d’engagements et de singularités. Pendant les mois de préparation de l’exposition, nous nous sommes ainsi laissé.e.s surprendre par le relief de plus en plus saillant de certaines individualités à la surface vaste et complexe du paysage français. D’une curiosité toujours vive pour ce retour au collectif que l’on perçoit aujourd’hui chez un certain nombre de jeunes artistes qui tentent à nouveau l’expérience du vivre ensemble, des espaces partagés et des formes de mutualisation comme une réponse à une nécessité économique, nous sommes peu à peu passé·e·s à la nécessité de réaffirmer des trajectoires plus singulières. Singulières et pas forcément solitaires, puisque nombre d’artistes de cette exposition entretiennent des formes de compagnonnage au long cours avec leurs pairs, toutes générations confondues.
Ces histoires de généalogie trament en souterrain l’exposition. Peu racontées et exposées, elles sont pourtant constitutives de toutes les scènes artistiques qui doivent à la multiplicité des points de vue autant qu’à des affinités et une forme de continuité. Parmi les quarante-quatre artistes ou collectifs réuni.e.s, beaucoup se sont croisé.e.s dans les écoles d’art, lieux par excellence de la transmission intergénérationnelle. A côté de ces lieux de rencontres féconds, quantité d’espaces plus informels, en marge des institutions, ont été décisifs pour les artistes de l’exposition. Car Futur, ancien, fugitif a aussi pour particularité de réunir un nombre conséquent d’artistes aux trajectoires atypiques, non linéaires ou en dents de scie, et qui parfois s’enracinent ou se propagent loin du champ de l’art. Cartographie sensible et dynamique d’une autre scène française, cette exposition réaffirme ainsi le rôle de certains passeurs, de figures plus secrètes et de fugitifs en tous genres, mais surtout d’artistes qui inscrivent leur travail dans une forme de durée, qu’il.elle.s en soit à l’aube de leur carrière ou déjà à la tête d’une œuvre dense.
Il faudrait enfin dire un mot de plus sur ce titre que nous empruntons à l’ouvrage éponyme d’Olivier Cadiot. Écrivain dit expérimental, poète, dramaturge, et passeur lui-même à la croisée des différents champs artistiques, il a placé l’expérience de la création et l’empreinte décisive du temps au coeur de son écriture subtile et inclassable. Futur, ancien, fugitif faisait ainsi entrer en scène une figure qui le suivra au fil de plusieurs romans : Robinson. Un « Robinson » loin de la figure héroïque dépeinte par Daniel Defoe, simplement « décalé, juste à côté, sur la bordure, peut-être un peu en dessous » comme l’écrit Eric Mangion dans le magazine Palais qui accompagne l’exposition. Fuyant l’emprise du temps, ce fugitif nous est apparu comme un qualificatif opportun pour désigner ces quarante-quatre témoins qui rendent compte d’un présent insaisissable.
Artistes : Nils Alix-Tabeling, Mali Arun (Lauréate du Grand Prix du Salon de Montrouge 2018), Fabienne Audéoud, Carlotta Bailly-Borg, Grégoire Beil, Martin Belou, Jean-Luc Blanc, Maurice Blaussyld, Anne Bourse,Kévin Bray, Madison Bycroft, Julien Carreyn, Marc Camille Chaimowicz en collaboration avec We Do Not Work Alone et Wallpapers by Artists, Antoine Château, Nina Childress, Jean Claus, Jean-Alain Corre, Jonas Delaborde et Hendrik Hegray, Bertrand Dezoteux, Vidya Gastaldon, Corentin Grossmann, Agata Ingarden, Renaud Jerez, Pierre Joseph, Laura Lamiel, Anne Le Troter, Antoine Marquis, Caroline Mesquita, Anita Molinero, Aude Pariset, Nathalie Du Pasquier, Marine Peixoto, Jean-Charles de Quillacq, Antoine Renard, Lili Reynaud-Dewar, Linda Sanchez (Lauréate du Prix des Amis du Palais de Tokyo 2018), Alain Séchas, Anna Solal, Kengné Téguia, Sarah Tritz, Nicolas Tubéry, Turpentine, Adrien Vescovi, Nayel Zeaiter.
Commissaires d’exposition : Franck Balland, Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Claire Moulène
Assistante curatoriale : Marilou Thiébault