Nit nitay garabam, en français « l’homme est le remède de l’homme », est un proverbe wolof qu’il est fréquent d’entendre cité par les Sénégalais dans leurs interactions au quotidien. Ce n’est rien d’autre qu’un proverbe, bien entendu, rien qu’un exemple de cette sagesse des nations qu’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, et qui est toujours, partout, prolixe en maximes qui disent tout et son contraire. Sauf lorsque l’on examine, en philosophe, ce qu’il nous dit de la signification de « l’humanisme ».
C’est ce que fait, par exemple, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), le premier président de la République du Sénégal, qui fut aussi – qui fut surtout, dirait-il – un poète, dans maints passages de son œuvre philosophique. Ainsi a-t-il cité et longuement analysé le proverbe dans le discours qu’il fit en 1978 au congrès international de juristes, à Dakar, organisé sur le thème « le développement et les droits de l’homme ». La finalité de la rencontre était de faire avancer la cause de l’adoption par les États africains d’une charte continentale des droits humains, et Senghor poussa en ce sens dans son discours sur « les fondements philosophiques des droits de l’homme 1 ». Ce qu’il dit alors, en substance, est que, bien loin d’être quelque chose d’étranger aux cultures et traditions de l’Afrique, une charte des droits humains serait au contraire une traduction moderne du sens donné à l’humanisme par cette maxime : l’homme est le remède de l’homme.
Mais d’abord, pourquoi remède ? De quelle maladie s’agit-il donc de guérir ? La réponse est : la maladie de n’être pas encore assez humain. La maladie d’être encore en deçà de ce que l’on a à être. Car dire que l’homme est le remède de l’homme est dire que l’humanité n’est pas un état mais un devenir et une tâche, et que mon prochain est celui qui m’aide à l’accomplir. On ne naît pas humain, on le devient.
D’ailleurs les Wolofs manifestent clairement ce sens d’un devenir-humain lorsque, jouant sur les mots, ils donnent parfois au proverbe la forme nit nitey garabam. Il aura suffi ainsi de changer une voyelle dans le proverbe (nitay devenant nitey) pour faire dire à la phrase : « Le remède de l’humain est de devenir (se manifester comme) humain. »
On fera ici la remarque que contre le stéréotype qui veut que les sociétés africaines soient par essence des totalités collectivistes où l’individu n’est rien, n’a que des devoirs envers le groupe qui est seul porteur de droits, ce que dit l’humanisme de nit nitay garabam est que la fonction du groupe est d’accompagner et d’aider l’individu dans son devenir-personne, son devenir humain (en wolof nite).
On remarquera aussi le rapprochement que l’on peut faire entre nite et un mot des langues bantoues d’Afrique du Sud, popularisé par Desmond Tutu et Nelson Mandela et qui figure en bonne place aujourd’hui dans la constitution du pays qu’ils ont tant contribué à libérer de l’apartheid : ubuntu.
Le champ sémantique de ce mot est d’une grande richesse. Ainsi les linguistes nous apprennent-ils qu’il signifie « humanité » en général, le fait de montrer de l’humanité en particulier, qu’il traduit la croyance en un lien universel, mais aussi le respect, la dignité humaine, la compassion, la solidarité, la loyauté ou encore le consensus… On sait que c’est l’usage qui en est fait qui définit le sens d’un mot et qui, en particulier, en fait un concept. C’est précisément ce à quoi il a été employé, le rôle qu’il a joué dans la nouvelle Afrique du Sud, qui a fait de lui un concept de droit, un concept de justice transitionnelle, un concept philosophique.
Lorsque la situation dans leur pays, au début des années 1990, a exigé un projet et une politique de réconciliation nationale entre bourreaux et victimes de l’apartheid dont eux seuls pouvaient assumer la charge, Mandela et Tutu ont su proposer, par le biais de la Commission pour la vérité et la réconciliation (on pourrait dire : la vérité pour la réconciliation), l’idée d’une justice de transition fondée sur l’ubuntu : c’est-à-dire une justice dont le but n’est pas de punir, mais de manifester la vérité dans le but de permettre à tous d’avancer ensemble vers un avenir commun.
Dans l’émouvant éloge qu’il a rendu à Nelson Mandela lors de ses funérailles le 10 décembre 2013, le président américain Barack Obama a déclaré que celui qui avait mené l’Afrique du Sud vers la démocratie en libérant de l’oppression aussi bien le prisonnier que son geôlier était la personnification de l’ubuntu dont il avait fait don à son peuple et à l’humanité. Obama définit alors le mot en ces termes : « Nous réalisons qui nous sommes en partageant qui nous sommes avec les autres et en prenant soin de ceux qui sont autour de nous. » Cette définition faisait écho à celle qu’en avait donnée Mandela lui-même dans un entretien où il avait déclaré, après avoir évoqué plusieurs manières possibles d’entendre ce terme, qu’ubuntu signifiait, au bout du compte, « faire en sorte que la communauté puisse s’améliorer ».
On s’arrêtera ici sur le don d’ubuntu dont parle le président Obama comme l’héritage laissé par Mandela à son peuple. On doit à la vérité de dire qu’aujourd’hui la jeunesse sud-africaine, si elle est toujours profondément attachée à la mémoire de celui qu’elle appelle affectueusement Madiba, manifeste qu’il est temps de revenir de ce qui lui semble l’illusion lyrique de l’ubuntu. Cette jeunesse a le sentiment, qui correspond à la réalité de la situation qu’elle vit, que l’injustice de l’apartheid fondée sur le racisme a fait place à l’injustice de l’inégalité économique et de l’inégalité des chances qui maintient globalement la même distribution des places entre les Blancs et les Noirs d’Afrique du Sud. Et les maintient séparés, lors même qu’ont disparu les lois de l’apartheid.
L’ubuntu aurait-il alors manqué à sa promesse ? Non : c’est plutôt qu’il est encore à venir. Que le nouvel apartheid – dont il faut rappeler le sens premier : développement séparé – soit maintenant l’inégalité économique et sociale, cela signifie qu’il faut non pas moins mais plus d’ubuntu. Car il entre dans la définition de l’ubuntu de réparer la profonde déchirure sociale qu’est le creusement des inégalités.
Il était urgent que la fin de l’apartheid ne se traduisît pas en un cycle de vengeances et de violences communautaires, mais en l’orientation vers un monde nouveau à construire ensemble. L’ubuntu éthicothéologique de Desmond Tutu, l’ubuntu politique de Nelson Mandela ont répondu à cette urgence et donné l’orientation. Mais l’ubuntu est mouvement qui doit maintenant se continuer en lutte contre les inégalités et en promotion de la justice sociale.
Ce mouvement, tout naturellement, déborde les frontières de l’Afrique du Sud. Il est vrai qu’aujourd’hui ubuntu est une notion populaire hors des régions de langues bantoues. D’ailleurs les moteurs de recherche renvoient d’abord pour ce mot à un système d’exploitation informatique qui a adopté ce nom pour mieux souligner son caractère gratuit et ouvert. Et pour prendre un exemple sportif, rien n’illustre mieux la popularité d’ubuntu que la façon dont le concept a été invoqué par l’entraîneur des Celtics de Boston, « Doc » Rivers, lorsqu’il s’est confronté à la tâche de former une équipe de basket soudée à partir de la constellation d’étoiles qu’il avait réunies. Faisons nôtre la philosophie de l’ubuntu, a-t-il dit à ses stars, et nous comprendrons d’abord que nous ne pourrons réussir comme équipe que lorsque chacun jouera pour les autres, ensuite que c’est ainsi que chacun atteindra la plénitude de son talent. C’était, en effet, une excellente traduction, dans le langage des sports, de l’idée d’une réalisation de mon humanité dans le mouvement de réalisation de notre humanité commune.
Au-delà des usages populaires qu’il peut ainsi connaître, l’ubuntu est poursuite, sur le plan mondial, de la lutte contre la politique des tribus qu’avait été l’apartheid sud-africain, et de la lutte contre les dégradations que nous faisons subir à notre planète Terre.
Le philosophe Henri Bergson rappelle2 la force de l’instinct de tribu qui nous lie à ceux que nous considérons tout naturellement comme « les nôtres », ceux qui sont comme nous, parlent la même langue que nous, ont la même religion ou la même couleur de peau. Ce qui nous réunit en tribu est la clôture que nous établissons autour de nous pour garder les autres dehors. L’apartheid était une telle politique des murs, qui voulait faire de chaque identité un bantoustan. Or voilà que le monde où nous vivons aujourd’hui, en même temps qu’il est global, au sens où « tourne rond » la circulation des marchandises et des flux financiers, voit se développer avec ce que l’on appelle les « populismes », qui sont des ethno-nationalismes, une politique des murs et des appartenances tribales. Il n’est pas étonnant que le discours de ces populismes et leurs succès électoraux soient construits en agitant comme un épouvantail la figure de ceux qui « n’appartiennent » justement pas : les immigrés d’une part, les soi-disant « élites cosmopolites » de l’autre. Contre l’instinct de tribu, dit Bergson, il y a le mouvement vers la société ouverte, une politique d’humanité qui continûment repousse les murs de la polis dans sa visée de la cité humaine. On n’accède pas à l’humanité par expansion de la tribu, dit Bergson, mais d’un bond. Et s’il n’a pas la nature d’un instinct, le mouvement qui commande de « faire humanité ensemble » n’en a pas moins la force de la raison philosophique et mieux, dit-il, celle de la religion qui, tel un incendie, peut répandre l’idée régulatrice que mon prochain ne veut pas dire mon proche, celui qui me ressemble.
Cette période extraordinaire de pandémie que nous vivons nous montre que l’humanité est bien une devant un ennemi invisible qu’aucun mur n’arrête et qui nous révèle, si nous ne le savions pas déjà, combien notre terre est petite et notre monde fini. Elle nous rappelle également combien nous sommes vulnérables et combien nous avons besoin, après le premier mouvement de repli sur soi, sur nos dérisoires frontières, d’envisager un avenir de solidarité autour de la sécurité humaine, de la valeur de la vie. Une politique d’humanité ou ubuntu.
La vie qu’il s’agit de protéger n’est pas la seule vie humaine, mais toutes les vies sur terre. Car la cosmologie dans laquelle l’ubuntu puise son sens est une cosmologie de la continuité du vivant. Le principe vital (le ntu) parcourt la chaîne des êtres, depuis la Force des forces jusqu’au minéral. Rien donc n’est inerte dans un univers où les vivants, de Dieu au caillou, comme dit Senghor, sont solidaires. Avant de se traduire dans les relations de personne à personne, ubuntu est inscrit dans la vie elle-même et commande de veiller à toujours renforcer le principe vital universel.
C’est pourquoi ubuntu, faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre, demande de prendre soin de celle-ci. La terre est le remède de l’humain, et c’est pourquoi l’humain a le devoir d’en prendre soin.
La façon dont l’ubuntu a servi le projet politique d’une nouvelle Afrique du Sud postapartheid a attiré l’attention sur ce concept, en particulier chez les philosophes du droit, de la justice et de l’éthique. Elle a également suscité un regain d’attention pour les philosophies humanistes du continent africain. Ainsi le rapprochement a-t-il été fait entre ubuntu et le concept de unhu en langue shona parlée au Zimbabwe. Au Malawi on insiste sur l’humanisme de uMunthu, un concept dont les sens recoupent largement ceux du mot ubuntu. On a vu que c’est le cas pour le mot nite d’une langue wolof parlée à l’autre bout de l’Afrique.
Il ne s’agit pas de tirer de ces rapprochements une quelconque vision holistique et essentialiste d’un humanisme africain. On le sait assez aujourd’hui : l’Afrique n’est pas un pays mais un continent. C’est pourquoi le sens d’un rapprochement entre ubuntu et nite par exemple est justement d’insister sur ce fait que la signification que ces mots donnent à l’humanisme n’est en rien spécifique à une société ou à un continent. Ce qu’ils traduisent est une expérience humaine universelle. Celle qui nous fait comprendre et reconnaître que oui, en vérité, c’est l’un par l’autre, l’un grâce à l’autre, que nous atteindrons notre commune destination.
Texte écrit par : Souleymane Bachir Diagne
1 Ce discours est reproduit dans la revue Éthiopiques que publie à Dakar la Fondation Senghor, dans le numéro spécial du premier semestre 2006 consacré au centenaire de la naissance du président-poète.
2 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (PUF, Paris, 1932).