Entretien avec Jakob Lena Knebl et Ashley Hans Sheirl

Par Daria De Beauvais

Conversation entre Jakob Lena Knebl et Ashley Hans Sheirl, artistexs de l’exposition Doppelganger, et Daria De Beauvais, curatrice de l’exposition.

Daria De Beauvais : Comment travaillez-vous ensemble ?

Jakob Lena Knebl : Comme nous sommes un couple, nous avons chacun·e eu une grande influence sur le travail de l’autre. Il nous a donc semblé naturel d’apparaître en tant que couple, d’autant que les couples d’artistes femmes sont très rares. Nous avons compris qu’il était logique de construire notre monde ensemble et de réagir l’un·e à l’autre. Ainsi, lorsque je fais une sculpture, elle peut être transférée dans une peinture d’Ashley et vice-versa.

Ashley Hans Sheirl : Quand nous recevons une invitation pour une exposition, nous commençons toujours par l’espace. Je fais une maquette architecturale et des modèles numériques en trois dimensions. Nous discutons pendant des jours du concept de ce que nous aimerions faire, puis nous avançons et reculons.

 

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

« C’est un ping-pong entre nous autour de nos inspirations et recherches pour construire ensemble ce que nous souhaitons mettre en place pour l’exposition »

Jakob Lena Knebl
Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

DB : Comment avez-vous conçu cette exposition in situ au Palais de Tokyo ?

JLK : Tout a commencé avec l’espace que nous avons choisi, un espace difficile à investir, en sous-sol. Nos expositions sont toujours composées de multiples couches. Il n’y en a jamais qu’une seule. C’est une superposition d’esthétiques et de sujets qui se rencontrent, se partagent l’espace et réagissent les uns aux autres. Nous étions également à la recherche d’éléments venant de France et plus particulièrement de Paris, par exemple Barbapapa ou l’artiste Jean Arp. Barbapapa est un personnage imaginé pour les enfants qui a la particularité de pouvoir transformer son corps. Or, notre travail aborde la question de la construction des identités. C’est donc à partir de ces deux éléments que j’ai développé des sculptures hybrides. Dans mon cas, il y a aussi l’influence d’Hector Guimard, architecte du mouvement Art nouveau français, célèbre pour les entrées du métro parisien. Si vous prêtez attention aux formes qu’il a utilisées il y a plus de 100 ans, vous verrez à quel point il était un visionnaire incroyable, et le lien avec un certain type d’esthétique cyborg très contemporaine. Mais cette esthétique n’est pas nouvelle. Elle a commencé avec le grotesque, puis le Romantisme noir et l’Art nouveau. Nous étions donc à la recherche de formes et de moments subversifs.

AHS : Pour en revenir à l’espace, ce qui nous a inspiré est le caractère très particulier du bâtiment. Il y a des plafonds très hauts et beaucoup de colonnes. C’est d’une certaine manière une architecture brutaliste et sauvage. Nous avons donc travaillé en créant un grand contraste entrecette architecture brutaliste sombre et des îlots glamour avec des lumières, des miroirs et beaucoup de couleurs. Le contraste est donc très important et permet de créer une dynamique.

DB : Pouvez-vous nous parler du titre de l’exposition ?

AHS : Doppelganger est un mot allemand qui évoque la possibilité qu’il existe dans le monde une personne qui vous ressemble et avec laquelle vous pourriez être confondu·e. Il pourrait aussi s’agir d’une autre facette de votre personnalité. C’est un peu un trait d’humour car nous nous sommes mis·es en scène sur l’affiche de l’exposition avec le titre Doppelganger alors que nous ne nous ressemblons pas. Nous jouons donc avec cette idée de double, mais aussi avec l’idée de la projection de soi dans l’autre dans une relation. Il y a toujours un va-et-vient entre le toi et le moi.

JLK : Je travaille aussi comme artiste curatrice avec des collections de musées ou d’institutions. Je suis donc souvent à la recherche d’un doppelganger, disons dans l’art contemporain ou dans le design, ou entre deux artistes. Mais je suis également attirée par des choses qui semblent très éloignées de prime abord. Souvent, je ne suis pas intéressée par certains éléments, puis j’y jette un second coup d’oeil et quelque chose se passe.

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

DB : Le contexte français de l’exposition vous a t-il inspiré ?

AHS : Oui, beaucoup. J’ai de nombreuses références littéraires françaises comme Jean-François Lyotard et son Economie libidinale (1974). Mais aussi l’Histoire de l’oeil de Georges Bataille (1928), ou les textes de Jean Genet. Ce sont des références très importantes pour moi.

JLK : Il y a aussi l’influence de Sonia Delaunay, par exemple. Nous faisons souvent des tirages des peintures d’AHS, comme nous l’avons fait à Lyon pour la Biennale en 2019, déjà à l’invitation du Palais de Tokyo. L’idée est de passer de l’institution à la rue, de l’institution, à la vie quotidienne. Et c’est intéressant pour nous d’avoir ce transfert : domestique-public, public-domestique, passer de l’institutionnel à la vie quotidienne. Pour l’exposition, nous avons également réalisé une performance (pour une oeuvre en réalité augmentée) dans laquelle nous dansons dans des vêtements de la collection Cyber de Jean-Paul Gaultier sur la chanson Marcia Baïla des Rita Mitsouko. Nous avons abordé le thème du cyborg dans la culture populaire ou dans le design de mode et, bien sûr, les Rita Mitsouko ont occupé une place très importante dans les années 1980-90. Je travaille toujours avec de la musique quand je conçois une exposition. Dans ce cas, la musique se retrouve dans l’exposition elle-même.

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

« Nous transformons le sous-sol du bâtiment en un décor insolite à l’intention des spectres et du public du palais »

DB : Pouvez-vous nous parler de Barbapapa et de l’idée de la métamorphose ?

JLK : Lorsque j’étais adolescente, j’ai grandi avec cette idée de métamorphose grâce à Barbapapa. Ce dessin-animé était diffusé tous les jours à la télévision. Puis, dans les années 1990, la question du genre a emergé, puis l’idée du cyborg est apparue avec la philosophe Donna Haraway. Vous voyez donc que le sujet principal est la recherche du moment cyborg, qui peut être utopique ou dystopique. Ce paradoxe d’avoir toujours deux aspects dans une même chose – qui peut être bonne ou mauvaise – est également intéressant et stimulant pour nous.

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

DB : Votre travail est à la fois humoristique et engagé. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

JLK : Oui, c’est important pour nous. Nous ne voulons pas faire de la pédagogie, bien que nous enseignions toutes les deux. Nous nous interrogeons sur la manière d’aborder des sujets difficiles et l’humour est une méthode très efficace pour embarquer le public. C’est aussi dans ce but que nous travaillons une esthétique très forte afin de l’amener à s’intéresser à des sujets complexes.

L’humour est également présent dans mes films et la partie politique de ces films provient d’une expérience avec le corps et de la façon dont le corps joue un rôle primordial et fonctionne au-delà des binarités de genre et des normes corporelles. C’est aussi pour cela que j’aime Bataille, cette relation qu’il entretient avec l’idée de corps, son fétichisme pour certaines parties du corps mais aussi pour les excréments.

Les excréments ne sont en fait que des parties du corps qui quittent le corps. Il y a chez moi une volonté de jouer avec le corps et la sexualité. Ce que l’on appelait autrefois la perversion est dans mon travail depuis les années 1970.

JLK : Je pense que les choses ont complètement changé aujourd’hui. Ces sujets difficiles et complexes sont devenus courants, totalement mainstream. C’est intéressant de voir ce passage de la sous-culture vers le courant dominant.

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole

DB : Pouvez-vous nous parler du préfixe trans et de la place qu’il occupe dans votre travail ?

JLK : “Trans” est une idée optimiste selon laquelle nous pouvons transformer notre vie et notre identité. On apprend beaucoup au quotidien et on évolue jusqu’au dernier jour. Avant de devenir artiste, mon travail était de prendre soin de personnes âgées. J’ai exercé ce métier pendant plus de 10 ans. J’ai commencé très tard à faire de l’art et du stylisme. Lorsque les gens regardent en arrière et réfléchissent à leurs vies, ils ne sont pas tristes des choses horribles qui leur sont arrivées mais regrettent plutôt toutes les choses qu’ils n’ont pas faites. Vous ne croyez pas ? Pour moi, il s’agit donc d’une recherche essentielle. Que pouvons-nous essayer ? Quelle expérience voulons-nous avoir eue quand nous repenserons à nos vies ?
AHS Il s’agit de transformation. La dynamique entre les différentes binarités : grand/petit, précieux/pas précieux, arrière-plan/premier plan. Il faut toujours rechercher un mouvement dynamique entre des choses qui ne sont pas censées aller ensemble.

DB Pouvez-vous nous parler du concept de cyborg qui semble revenir fréquemment dans votre travail ?

JLK : Le concept de cyborg devient de plus en plus central dans nos sociétés. D’abord dans le champ de la médecine, jusque dans notre manière de travailler ou de communiquer. La technique devient une partie de nous-mêmes. C’est un sujet utopique, qui comporte de très bonnes choses mais aussi des choses très difficiles qui peuvent finir en dystopie.

AHS : Il y a bien sûr une référence à la philosophe Donna Haraway qui a écrit le Manifeste cyborg en 1984. C’était une grande inspiration pour moi. Dans mon film Dandy Dust, qui est projeté dans l’exposition, je m’empare de l’idée du cyborg en tant qu’être/créature biotechnologique, mais aussi en tant qu’idée ou opération. Le cyborg ne se limite pas à un humain-machine. C’est un concept qui peut être opérant dans de nombreux liens et interfaces, comme l’interface chimique par exemple. J’ai pris de la testostérone pendant plusieurs années, je me considère donc aussi comme un·e cyborg, explorant comment une substance chimique peut changer ma voix et mon apparence dans le monde.

Jakob Lena Knebl & Ashley Hans Scheirl, vue de l’exposition Doppelganger !, Palais de Tokyo, 19.10.23 – 07.01.24. Courtesy des artistes. Photo : Aurélien Mole