« La région de Kiev a été libérée hier. Je peux finalement découvrir ce qu’il s’est passé près de chez moi, bien que la zone reste dangereuse, avec de nombreuses mines laissées par l’armée russe derrière elle. Elle n’est toujours pas accessible aux civil·es. »
Alevtina Kakhidze vit à la campagne, près de Kiev, depuis 2007. Dans son atelier, son travail et ses archives sont toutes emballées dans du plastique noir, prêtes à être emportées, alors qu’elle a pris, avec son mari, la décision de rester en Ukraine après l’invasion du 24 février. Si elle se sent aujourd’hui soulagée, elle ne peut néanmoins envisager le futur. « Cette guerre est une expérience incommunicable », dit-elle.
Elle fut l’une des premières à descendre dans la rue en 2013 dans ce qui est devenu le mouvement du Maïdan, et elle y restée pendant trois mois et demi. En tant qu’artiste, elle confectionnait des gilets pare-balles pour les manifestant·es qu’elle voyait démuni.e.s face à la police armée. Là, elle a vu des gens se faire tuer par la police, puis celle-ci reculer progressivement, et abandonner. « Maïdan a été notre révolution de la dignité. C’est à cette école que j’ai appris à vivre en temps de crise, à combattre l’apathie. »
Quelques mois plus tard, elle participait à la « biennale européenne » Manifesta 10, organisée en 2014 à St-Pétersbourg, au moment exact de l’annexion de la Crimée par la Russie, qui marque le début de la guerre contre l’Ukraine. « Certain·es artistes ont pris la situation au sérieux. Thomas Hirschhorn me posait sans cesse des questions à propos de la Crimée. Plusieurs personnes m’ont demandé si je comptais me retirer de l’exposition, mais j’ai décidé de maintenir ma participation. » Elle présente alors une installation et une performance intitulées Méthode de construction d’une vérité politique, adressant la notion de vérité en politique, à l’heure des débuts de la guerre d’information menée par le gouvernement russe.
« Maïdan a changé ma vie et m’a aidé à trouver le courage de contrôler mes émotions et de continuer à travailler. C’est comme cela que je me suis mise à dessiner à propos de l’invasion russe depuis 2014, et de nouveau depuis le 24 février 2022, dès le début de cet épisode sanglant. »
« Je dessine depuis l’âge de quatre ans, et je n’ai jamais changé de style. C’est mon langage. L’académie a essayé de tordre ma main vers un style plus classique, mais dès que j’ai quitté l’école des beaux-arts, je l’ai retrouvée inchangée. » Ses dessins disent-ils sa vérité ? « Un dessin n’est qu’une perspective de moi-même. Une parmi d’autres. L’un de mes dessins, sur lequel j’avais écrit « Haine des Russes », a créé une polémique. Mais il faut comprendre que mes dessins reflètent autant ce que je pense que ce que j’entends, ce qui m’entoure, ce que je traverse. »
Les dessins d’Alevtina sont des notes mentales, des journaux intimes autant qu’un essai philosophique fragmenté qui remet en question ce qu’elle a appris de la philosophie occidentale (Kant, Hegel, Arendt) et ce qu’elle a vécu pendant la guerre. Elle essaie encore et toujours de comprendre ce qu’il s’est passé. « Comment reprocher à des gens de ne pas savoir ce qu’il se passe en Ukraine, lorsque moi-même je ne savais pas que des événements similaires ont eu lieu en Moldavie et en Géorgie ? (…) Je suis un complet produit de la culture russe, n’ayant par exemple même pas appris ma propre langue. Je me suis tournée récemment vers la littérature ukrainienne afin de comprendre ma propre culture. Aujourd’hui encore, je ne peux pas écrire en ukrainien sans faire d’erreurs. »
Il lui tarde de revenir à son travail et de pouvoir le partager. « Une grande part de mes recherches concerne l’observation des plantes, dans mon jardin mais aussi ailleurs. C’est une recherche philosophique sur le comportement des plantes natives et des plantes invasives. Les plantes ne se tuent pas les unes les autres ; elle ne s’enfuient pas non plus en cas de danger. »