nwar : profondément sombre, sal
contraction de noir, war (guerre, en anglais), zwaar (lourd en néerlandais)
Comme son surnom l’annonce en wolof, la peinture de Rakajoo est têtue. À la manière d’un trait-d’union qui surgit là où la grammaire ne l’attend pas, sa peinture allie et relie les dynamiques désolidarisées, puisant dans son expérience intime pour tracer un récit collectif. Ce trait-d’union qui pourrait qualifier la peinture de Rakajoo est celui qui disparait lorsqu’on évoque l’Afropéanité, mot-valise né d’une contraction d’Africain et Européen. Dans le prolongement des écrits des auteur·ices Johnny Pitts et Leonora Miano, la peinture de Rakajoo trouve ses racines dans cette âme afropéenne caractérisée par une dualité et un pluralisme : être à la fois Africain, Européen, mais être aussi les deux, ensemble, sans dissociation.
Par sa pratique d’une peinture augmentée, Rakajoo parasite les frontières et trouve sa lumière dans l’opacité, là où rien ne peut être synthétisé au premier regard. L’artiste convoque différents langages, de la peinture à la bande-dessinée en passant par l’animation, de l’acrylique à l’encre en passant par l’huile, le pixel. Il mêle les sujets, les souvenirs et les allégories comme on superpose des lavis, toujours teintés par les souvenirs de la Seine Saint-Denis, du quartier de la Goutte d’Or et du Sénégal. Rakajoo dépeint les liens visibles ou invisibilisés qui relient les individus à leurs territoires directs. Ou comment l’imaginaire, la conscience, les réflexes se façonnent et se fracturent dans des territoires précis. Autant de lieux qui évoluent eux-aussi au contact de ces individualités mouvantes et des processus de gentrification. Une peinture qui questionne les contours poreux de l’identité nationale, dans sa complexité, dans ses ancrages ou ses retranchements.
Au Palais de Tokyo, pour sa première exposition personnelle institutionnelle, Rakajoo explore différentes temporalités et géographies affectives. Il étire leurs limites et modifie les focales pour ouvrir de nouvelles perspectives. Composant son espace d’exposition en suivant les mouvements du corps dans un ring de boxe, le public se déplace en longeant les murs, attentif à ce qui se joue devant, derrière au-dessus ou à nos pieds, dans la lumière ou la pénombre. On croise à plusieurs reprises la Seine-Saint-Denis, qui évoque le temps de l’enfance et des illusions, un territoire de créolisation, carrefour de solidarités. La galerie Rosalie, le lieu des 400 coups. Puis direction le quartier de la Goutte d’Or, où l’artiste emménage rue Myrha, lorsqu’il a 9 ans. L’adolescence se conjugue avec une sensation de renfermement. Être à Paris, ou plutôt dans Paris : ici mais ailleurs. L’éducation est alors formelle et informelle, entre l’école et celle de la rue. L’imaginaire se forge sous tension, dans un immeuble qui cohabite avec la toxicomanie et la prostitution. L’appartement familiale de 24m2 agit comme « une prison de l’esprit ». L’appel d’air vient du dehors. Le Marché Dejean, le square Léon, là où tout le monde se croise… Pas loin, l’artiste découvre les dessinateurs de la Butte Montmartre et la possibilité de vivre du dessin. Le second souffle vient du dedans : la découverte de l’histoire de l’art grâce à la gratuité des musées pour les moins de 16 ans. Le territoire imaginaire s’élargit, du Louvre au Musée d’Orsay, par la découverte de Toulouse Lautrec, Picasso, ou encore Lucian Freud et sa réalité sans fard. « Une peinture qui fait face au réel, face au violent. J’aime l’idée que la peinture puisse faire face aux choses ».
Sans amertume mais avec l’envie d’en découdre, Rakajoo s’interroge sur l’absence de représentation de son histoire dans ces lieux où l’art est muséifié. Il doit chercher ailleurs : biberonnée au Club Dorothé, à Pitou l’enfant roi et à Dragon Ball Z, l’artiste observe alors les animés Japonais, épuise la cinématographie de Wesley Snipes, icone noire, saigne la discographie de Notorious B.I.G et des années fastes du Hip Hop des années 1990/2000, il découvre les peintres Kerry James Marshall, Jacob Lawrence et Jérôme Lagarrigue. Autant d’inspirations qui permettent à l’artiste d’élaborer une peinture qui dit non. D’abord à ce professeur qui voulait enfermer sa passion dans un BEP dessins électroniques. Non à ces écoles d’art qui lui ont dit non. En parallèle, Rakajoo taille sa réputation sous son nom de naissance, Baye Dam Cissé, et s’impose dans plusieurs compétitions internationales de MMA (mixed martial art) et de boxe anglaise. La peinture et la boxe interagissent comme des exutoires autant physiques qu’intellectuels et spirituels. C’est pourquoi le premier atelier de l’artiste est cette salle de boxe d’Aubervilliers où Baye Dame Cissé a appris à porter les coups autant qu’à les esquiver. Là aussi qu’il a pris confiance dans son travail de peintre, lorsque son entraineur Saïd Bennajem lui a passé sa première commande rémunérée, la réalisation d’une fresque murale de 300 m2 inaugurée en 2008.
Passionné de thriller, Rakajoo peint par jeux d’intrigues, par indices, par zones d’ombres, de mensonges, comme pour mieux fragmenter la vie. Ainsi frappe Rakajoo : par ses compositions saccadées, enchevêtrées, et ses perspectives légèrement vrillée, sa peinture maintient nos sens en éveil.
Depuis 2008, dans le cadre de son soutien à la jeune création, l’Association des Amis du Palais de Tokyo décerne son prix à un artiste émergent de la scène française. L’édition du Prix des Amis 2021-2022 s’est clôturée avec la soirée électorale le mercredi 7 septembre 2022 élisant Rakajoo. L’artiste lauréat avait pour rapporteur Saïd Bennajem et avait été proposé par Isabelle Kowal.
Commissaire Hugo Vitrani