Crédit photo : Rachael Woodson

Tok-Tok Parade

Une fête de village au Palais de Tokyo ? Laissons-nous guider à travers la Tok-Tok Parade par William Drummond, chargé de projets de médiation par le geste et les pratiques plastiques au Palais de Tokyo. Au programme de ce moment collectif de partage et d’expression : ateliers pour tous les âges, goûter, visites contées, sieste, et bien sûr, la parade dans les espaces d’exposition !

Une exposition, on la traverse comme une forêt. C’est une expérience propre à chacun·e : on peut regarder les arbres comme un tout ou s’intéresser à la feuille morte qui est par terre ; on peut simplement s’allonger et ressentir l’espace, se ressourcer, ou alors se dire qu’on veut absolument connaître le nom de chaque arbre. L’exposition est un espace ressource dans le sens très large du terme.

 

Le Palais de Tokyo porte depuis son origine l’idée d’une médiation libre, c’est-à-dire qu’il constitue un lieu de rencontre entre des visiteur·euses et des médiateurices, dans une posture du dialogue et du partage. Les œuvres incarnent alors un point d’ancrage pour exprimer des interprétations qui nous sont propres. La médiation n’est pas là pour contredire ; au contraire, elle vise à élargir le discours et en faire un espace d’échange. Cette démarche change l’autorité face à l’œuvre : qui est en droit d’en parler ? Est-ce l’artiste, læ commissaire d’expositions, l’historien·ne de l’art ou encore un·e conférencièr·e, qui apporte des informations essentielles à la compréhension de l’œuvre, et dont on va être à l’écoute ? Si l’art est là avant tout pour poser des questions, ne pourrait-on pas se proposer collectivement des réponses, et non pas avoir une personne qui domine une réponse ?

Plus largement, qui est en droit de s’exprimer dans l’espace institutionnel ? En plus de la médiation libre en salle, les équipes de médiation du Palais de Tokyo ont élaboré une multitude de programmes autour de cette idée de la rencontre par l’art : une constellation de formats de visites, adaptées aux divers publics, et d’ateliers inclusifs a pris place dans et hors des murs du centre d’art. Dans le sillon de ces expériences, le Palais de Tokyo a décidé de créer le hamo, un espace de médiation, d’éducation et d’inclusion par l’art, et de se doter d’un poste de chargé de projets de médiation par le geste et les pratiques plastiques, que j’occupe. Conjointes, la pratique artistique et la médiation culturelle permettent d’expérimenter des temps de vie dans des espaces institutionnels. Ceci ouvre la conception du centre d’art, non seulement comme un espace de monstration d’œuvres, mais aussi comme un espace de production de formes, où tout le monde est invité à s’exprimer par la pratique. Ça ne veut pas dire qu’on remet en cause le statut de l’artiste, mais qu’on considère que, tout comme la parole est donnée à des visiteur·euses qui se sentent la liberté et le choix de parler, la pratique artistique permet d’ouvrir des dialogues par le geste, une forme d’expression peut-être plus inclusive.

Si, alors, on peut toustes créer dans un espace institutionnel, est-ce pour autant collectif et/ou participatif ? Une grande variable dans les pratiques participatives et collectives est que leur résultat n’est pas contrôlable : il y a une orientation vers laquelle on peut mener le public ; c’est un mouvement où l’artiste, chargé·e de projet et/ou médiateurice propose(nt) un cadre, au sein duquel chacun·e prend la place pour s’exprimer, et rapidement, il y a des choses qu’on ne contrôle pas. Ce non-contrôle crée une esthétique, qui peut être plus ou moins assumée, tellement variable selon les publics avec lesquels on travaille que la présentation des créations, leur manière d’être exposées par la suite, pose la question de leur légitimité formelle. Et c’est pour ça que c’est intéressant. Finalement, ce qui fait œuvre, c’est l’instant de production, l’expérience sociale de création collective, et non le résultat fini. Ce qui en ressort n’est que la mémoire de cette expérience.

 

La Tok-Tok Parade a été conçue comme une fête de village. Le village, chez nous, c’est plutôt un hameau : c’est une accumulation de petits espaces de vie, en périphérie de centres plus névralgiques, c’est un groupement d’habitations, un peu protégé, qui a sa propre dynamique, mais qui ne vit pas sans le reste.

Crédit photo : Rachael Woodson

Depuis le hamo, on interroge l’usage des espaces de l’institution et la façon dont cet usage est en mesure d’ouvrir petit à petit vers des pratiques qui sont plus participatives et collectives, plus citoyennes, moins hiérarchisées aussi. Par exemple, destiner un espace à des ateliers fait qu’on circonscrit la pratique. On la protège peut-être en partie en lui créant un espace dédié, mais, en même temps, on la sépare de l’espace des artistes professionnel·les ; c’est étrange, un peu comme lorsqu’on se dit qu’on doit rester silencieuxses dans les espaces d’exposition et parler uniquement ailleurs. La fête du hamo est un moyen d’affirmer une présence qui est normalement cantonnée, un glissement de l’« espace d’activités » à l’« espace muséal », une occasion d’habiter ces espaces, de les faire résonner et, peut-être aussi, de les désacraliser.

Il s’agit de créer un grand événement qui permette de s’exprimer dans sa singularité autant que dans une identité commune. Cela a pris assez organiquement la forme d’une parade : un rassemblement ritualisé, où chacun·e allait pouvoir produire son propre élément, le porter, mais aussi porter des choses créées collectivement. Et comme dans beaucoup de rites, l’artiste, dans le sens très large du terme – qui peut être un·e musicien·ne, un·e cuisinièr·e, un·e costumièr·e, etc. –, impulse une dynamique à partir de laquelle les habitant·es du village, disons ici les participant·es, vont constituer ensemble cette identité commune.

Le jour de la Tok-Tok Parade, on met donc en place une constellation d’ateliers, des actions éphémères de création qui ont vocation à instaurer des moments collectifs de partage et d’expression, puis on parade avec ces créations à travers les espaces d’exposition. Il ne faut pas oublier que toute création participative n’est pas une création collective ; le glissement très risqué serait qu’on utilise les participant·es dans le but de créer une très belle parade. Mais l’expérience plastique qui précède et dure 3 heures 30 est essentielle, c’est le cœur de la journée. La parade n’en est que le résultat. Aussi fallait-il trouver des artistes qui se complètent aussi bien dans leur production que dans leur temps de pratique. Qu’on ait des zones de souffle, des zones d’exubérance, des zones d’intimité pour que chacun·e puisse y trouver son compte, de manière partagée. Dans cette dynamique, on a fait appel à trois artistes pour cette édition : Léo Dupré, Valentine Gardiennet et Pia-Mélissa Laroche.

Léo Dupré a proposé d’intervenir sur de grands drapeaux avec de la découpe et des combinaisons d’éléments textiles évoquant l’hiver. Chaque participant·es peut y aller de son iconographie, qui vient se combiner à toutes les autres. On a un côté très « crafty » : des éléments sensoriels, duveteux, du toucher, des couleurs, avec un variant individuel et collectif. En parallèle, il y a de petits capuchons pour se protéger du froid, que chacun·e peut personnaliser : un espace de liberté individuelle – mon capuchon, c’est mon identité que je vais investir –, mais comme tout le monde a un capuchon, on fait partie d’un tout, malgré tout.

 

Pia-Mélissa Laroche a imaginé des clochettes entièrement réalisées en céramique au Palais de Tokyo, que chaque enfant peut illustrer avec des matériaux naturels (brou de noix, fusain, sanguine). La cloche est un signal, porteur de joie ou de danger – comme le fait que la maison, ou le repas, n’est plus très loin, ou encore que la neige arrive. Quel signal voulons-nous envoyer dans cet hiver, un peu perdu aujourd’hui ? Et qu’est-ce que l’hiver, en 2024, face aux iconographies héritées des siècles passés ? C’est toute la question de l’imaginaire collectif sur cette saison qui se pose pour cette parade. Les familles se réunissent dans de petits espaces, comme des cocons, et on entend juste les tintements des cloches au loin, du fond de l’atelier.

 

Avec Valentine Gardiennet, l’idée centrale est le collectif, pensé aussi pour les plus jeunes. Il y a de grosses bottes de paille et des doudous géants tout blancs, comme la neige, créés par Valentine, que les enfants remplissent de paille. Le doudou, c’est une protection chaleureuse, du réconfort, et la paille, en amont de l’hiver, permet de protéger du gel dans les jardins ou prépare l’hibernation pour certains animaux. Dans cet hiver changeant, les enfants teignent ces doudous de plein de couleurs, dans un moment de liberté créative. Ici, c’est juste le plaisir de la couleur et de l’espace partagé. Collaborer sur un doudou géant, finalement, c’est aussi assez symbolique parce que le doudou c’est très personnel, alors que là, c’est notre doudou collectif pour cette parade.

Illustration - Pia-Mélissa Laroche

Notre cœur de métier, c’est l’hospitalité. On invite donc également les participant·es à des visites contées, menées par des médiateurices autour des expositions, qui font vivre cette fête du village, au cours de laquelle on a aussi besoin de souffler de temps en temps. C’est un peu bizarre à dire, mais on offre beaucoup de possibilités pour que les personnes se sentent libres de ne pas tout faire, pour trouver des moments de pause, arrêter de produire, ne pas être dans une consommation constante. Puis vient le goûter, parce que toute parade ou grande fête a besoin d’un festin. On mange plein de choses, les familles s’assoient ensemble, et on profite de ce moment pour reprendre de l’énergie avant de s’élancer et de partir à la parade

On déambule, chacun·e responsable de ses productions, capuchon sur la tête, clochette à la main, toustes portent des drapeaux et tirent à bout de bras les énormes doudous à travers l’ensemble du Palais. On descend pour s’installer dans la rotonde, l’espace central où il y a un écho très spécifique. Et tout d’un coup, on s’arrête, on s’écrase sur nos sculptures-peluches, on laisse les drapeaux tomber, les cloches s’endorment, on entre en hibernation. Puis, doucement, les cloches recommencent à tinter. On rejoue l’hiver, on rejoue le printemps qui va peut-être arriver. On rejoue aussi un besoin de se donner de la force pour traverser l’hiver – ou juste pour remonter les escaliers.

 

Une fois la parade terminée, les gens parlaient peut-être un peu plus fort dans les espaces, se sentaient plus légitimes. Cette parade était vraiment là pour réaffirmer une présence. Une présence que les enfants nous expriment : la frustration de ne pas pouvoir courir dans les espaces d’exposition, de ne pas pouvoir toucher, de ne pas pouvoir s’exprimer, chanter ou s’allonger. Eh bien pendant cette parade, on a fait du bruit, on a crié, on a couru et on s’est allongé·es. Voilà.