Crédit photo : Quentin Chevrier

Poum Tchak Boum

Danser, exulter, résister : un parcours des expositions en musique

Le 15 juillet 1518, une femme se met à danser dans les rues de Strasbourg. Elle ne peut pas s’arrêter. Bientôt, elle est rejointe par d’autres personnes. Puis d’autres encore. Au bout d’un mois, iels sont plus de 400 à poursuivre la danse jour et nuit. Les autorités s’inquiètent, les médecins s’interrogent. Est-ce une punition divine ? Une hallucination due à une intoxication au seigle ? Une révolte des femmes contre la tyrannie conjugale ? Ou bien tout simplement la première rave party ?

Ce document n’apportera aucune réponse à ces questions mais il vous fera traverser les quatre expositions du Palais de Tokyo par le prisme de la musique. De la musique et de son pouvoir de contagion sur nos corps et nos esprits, de sa capacité à créer des solidarités, des communautés, des contre-cultures, à renverser l’ordre établi en termes de classe sociale, de race et de genre. En suivant ce parcours, vous passerez d’une exposition à l’autre sur les battements de la house, du hip-hop, de la funk et de la samba, de tout type de carnavals, de parades, bals populaires, free parties et autres festivités qui produisent en nous de la joie collective. De celle qui nous donne la capacité à faire plus et à ressentir plus2. Alors montez le son, ouvrez grand vos oreilles et laissez vos corps réagir au rythme des kicks, des batteries et des tambours.

JOIE COLLECTIVE : UNE ICONOGRAPHIE

Spiral Tribe, Forward the Revolution, 1993

Parmi les 400 images liées à la joie collective, collées un peu partout sur les murs, vous trouverez celle de Derek Ridgers prise en 1993 dans une rave party organisée par Spiral Tribal, un sound system britannique proche de la communauté des Voyageur·euses3, à l’origine du mouvement free party en Europe. Leurs fêtes sont tellement révolutionnaires qu’iels sont arrêté·es et accusé·es de conspiration. Une loi est votée dès 1992 pour réprimer ces fêtes illégales et « l’émission de rythmes répétitifs ». Dans leur track Forward the Revolution, iels semblent s’en moquer, répétant You might stop the party but you can’t stop the future! [Vous pouvez arrêter la fête, mais vous n’arrêterez pas le futur !].

Robert Owens, Bring Down The Walls, 1986 

Juste à côté se trouve une image extraite du documentaire Bring Down The Walls réalisé par Phil Collins en 2020. Elle vous plonge dans les États-Unis des années 1980, une période marquée par l’émergence de la musique house mais aussi par l’incarcération de masse au sein des communautés noires, latinos et homosexuelles qui ont donné naissance à ce genre musical. Le documentaire donne la parole à des activistes et à d’ancien·es détenu·es qui parlent du dancefloor comme espace de libération et de la nécessité d’abattre les murs des prisons. D’où le titre emprunté à cette track de Robert Owens qui fait de ce documentaire un film impossible à regarder en restant assis·e.

Mistinguett, C’est vrai, 1933

Vous trouverez un peu plus haut, une photographie de Brassaï issue de sa série Le Paris secret des années 30, prise au bal des travestis (appelé « le bal des tapettes » dans les rapports de police) au Magic-City (on disait juste « le Magic » quand on était branché·e dans les années 1930), juste en face du Palais de Tokyo qui n’existe pas encore. Ce bal scandaleux avait lieu deux fois par an : la veille du Mardi-Gras et celle du jeudi de la Mi-Carême, deux soirs de l’année où la préfecture de police autorisaità se travestir selon la tradition carnavalesque de retournement des hiérarchies de classes et des assignations de genre. D’après les rapports de police, « la plupart des assistants étaient des homosexuels ou des sympathisants », parmi elleux (la police n’utilisait pas l’écriture inclusive à l’époque) la danseuse, actrice, chanteuse et icône gay Mistinguett (la Mylène Farmer de l’époque) qui a permis de populariser ce bal. La même année Suzy Solidor, « la madone des matelots », chante avec une voix suave et en roulant les « R » Tout comme un homme. Elle ouvre « La Vie Parisienne », un cabaret « chic et cher », lieu de rencontres homosexuelles.

Suzy Solidor, Tout comme un homme, 1933

Vous trouverez aussi une photographie de Marie Rouge qui capture les fêtes organisées par le collectif lesbien et féministe Barbi(e)turix (peut-être en quelque sorte l’arrière-petite-fille du cabaret « La Vie Parisienne »). Ces personnes sont sans doute en train de danser sur du Jennifer Cardini ou du Ebony Bones.

Jennifer Cardini & Shonky, August in Paris, 2011 

Ebony Bones, The Muzik, 2009

Crédit photo : Quentin Chevrier

JOIE COLLECTIVE — APPRENDRE À FLAMBOYER !

Lady Alma and the Rainmakers, Let it fall (Harlum Mix), 2019

Donna Summer, Love to love baby, 1975

Sylvester, You make me feel, 1977

Si l’exposition entend nous apprendre à flamboyer, la vidéo Nyum Elucubris de Soñ Gweha nous offre une masterclass. Prenez place sur le dancefloor et laissez-vous porter par un remix de Let it fall par Lady Alma and the Rainmakers. Cette vidéo est un hommage à la musique house, mais aussi à son parent le disco, né dans les années 1970 aux États-Unis. Après le mouvement des luttes pour les droits civiques, l’assassinat de Martin Luther King et les émeutes de Stonewall, « le festif devient pour les minorités un moyen de résister à la pression et au pessimisme ambiant5». Le disco s’abat sur les discothèques (d’où son nom) des communautés afro, latino et italo américaines à New York et Philadelphie avant de conquérir le monde. La recette du succès ? Une fusion de soul, funk et salsa, et surtout de glamour, d’extravagance et d’audace ! Pour l’autrice Sharone Omankoy, le disco est l’âge d’or de la flamboyance6. Les femmes noires, grandes figures invisibilisées de la société, prennent le devant de la scène, telles les divas Gloria Gaynor, Donna Summer et Grace Jones dont l’aura se réfléchit toujours les boules à facettes du monde entier.

Sonny Rollins, Don’t stop the carnival, 1978 

Marouflé sur les murs de l’exposition, le coloriage participatif Don’t stop the carnival de Dimitri Milbrun célèbre la culture du carnaval. Son titre est un clin d’oeil à un morceau de jazz de Sonny Rollins dans lequel on entend (en anglais) « n’arrêtez pas le carnaval, vous ne trouverez pas de meilleur moyen de chanter le jour et la nuit » sur un air entraînant, saxo groovy et percussions nonchalantes. Comme le carnaval, le jazz est une histoire de liberté. Mélange de blues, ragtime et spirituals, il naît à la fin du 19e siècle dans les communautés afro-américaines du sud des États-Unis. Plus de division entre rythmes binaire et ternaire, plus d’yeux rivés sur des partitions : place à la polyrythmie et l’improvisation. Il devient un phénomène populaire dans les années 1920 alors que de nombreuxses Afro-Américain·es fuient les États du sud pour échapper aux lois ségrégationnistes Jim Crow.

Zonbi, groupe de musique

Dimitri Milbrun est également saxophoniste et membre du groupe Zonbi qui mêle post-punk, chants créoles haïtiens, mizik rasinet free jazz. En octobre dernier, le groupe joue au Musée du quai Branly et partage un discours qui dénonce le dévoiement et l’exploitation par la culture du divertissement du mythe du zombie haïtien (un être condamné à la servitude éternelle, né des atrocités menées par la France).

Jimmy Cliff, Samba Reggae, 1991

Sous la grande verrière, Alberto Pitta présente de longs textiles aux motifs colorés suspendus depuis le plafond. Ces imprimés viennent des blocos afros du carnaval de Salvador de Bahia au Brésil (Alberto Pitta a d’ailleurs créé le groupe Cortejo Afro en 1998). Ce carnaval est célébré dans le morceau Samba reggae de Jimmy Cliff (qu’on connaît surtout pour son classique Reggae Night). Le tout sur une fusion de samba et de reggae, une association qui pourrait en étonner plus d’un·e mais qui, telle celle du fromage et de la configure, s’avère en fait très savoureuse.

Nelson Sargento, Samba agoniza mas não morre, 1979

Si la samba est aujourd’hui la star du carnaval brésilien créé en 1840, elle n’a été autorisée qu’en 1932 dans les défilés. Pendant ces années de censure, elle était qualifiée de « musique dégénérée » par les classes supérieures. Née dans les communautés afrobrésiliennes de Rio de Janeiro à la fin du 19e siècle, la samba prend ses racines durant la période esclavagiste dans des héritages d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale. Pour en découvrir plus sur la samba et sa récupération par les pouvoirs officiels, on vous conseille chaudement l’article Musique et colonialité de Lissell Quirozet la chanson de Nelson Sargento !

Beyoncé, Black Parade, 2020

La série de photos Art is… de Lorraine O’Grady, présentée à l’entrée de l’exposition, a été réalisée en 1983 pendant l’African American Day Parade, un défilé festif et politique né en 1969 à New York, un an après l’adoption de la loi sur les droits civiques, pour célébrer les héritages, la dignité et la fierté de la communauté afro-américaine. On peut en trouver un écho dans le titre Black Parade de la reine Beyoncé, sorti à la suite du meurtre de George Floyd (plus précisément le 19 juin 2020, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis) : « J’espère que nous continuerons à partager la joie (…) même au milieu de la lutte. Continuez à vous souvenir de notre beauté, de notre force et de notre pouvoir. Black Parade vous célèbre, vous, votre voix et votre joie. »

Nâdiya, Roc, 2007

Dans sa vidéo Un troupeau till the worlds ends (qui aurait aussi pu s’appeler Le petit after dans la prairie), Théophile Dcx et son groupe d’amixs chantent des reprises de morceaux pop qui ont marqué leur enfance pour « retranscrire cette communion qu’on peut vivre à certains moments dans la fête, dans l’after, quand on est toustes ensemble9. » Une communion célébrée dans le tube de toute une génération de millenials : Roc de Nâdiya : Ensemble comme un roc, tousxtes uni·es comme un roc, tousxtes tel un bloc.

Demi Lovato & Joe Jonas (Camp Rock), This is me, 2008

L’exposition se termine dans une salle des fêtes qui entend bien réveiller votre flamboyance. La commissaire d’exposition Amandine Nana s’est inspirée des comédies musicales ou des séries dans lesquelles des personnages timides et marginaux (des outkast) trouvent leur voi(e)x en montant sur les planches.

Crédit photo : Quentin Chevrier

RAMMELLZEE

RAMMELLZEE + K-Rob, Beat Bop, 1983

Madonna, Everybody, 1982

En 1983, RAMMELLZEE sort son premier 45 tours, Beat Bop, produit avec l’artiste Jean-Michel Basquiat qui dessine la pochette de l’album. Sur cette track, RAMMELLZEE raconte la vie dans les rues de New York avec un rappeur de 15 ans nommé K-Rob : drogue, travail du sexe, argent. C’est du hip-hop old school, un peu psychédélique, un peu dub, avec beaucoup de reverb. Ça sent les années 1980, les vapeurs de peinture en spray et les profondeurs de l’enfer. L’album aura une influence énorme sur les futurs artistes de rap tels que Cypress Hill, Beastie Boys et El-P.

La légende raconte10 que Madonna a participé à la création de la chanson. À l’époque, elle fréquente Basquiat et vient de sortir son premier single Everybody. Les gays sont en sueur et vont faire d’elle une icône pop planétaire.

Death Comet Crew,At The Marble Bar, 1985 

Sonic Youth, Confusion is Next, 1983 

Material, EQUATION, 1989

Un an plus tard, RAMMELLZEE rejoint le Death Comet Crew (le crew de la comète de la mort ?) un groupe éphémère aux influences no wave pour enregistrer le LP At The Marble Bar. Les beats sont syncopés, le flow énergique, et ça ne lésine pas sur les cris stridents, les larsens et les sons froids et métalliques qui donnent l’impression d’être dans un futur cauchemardesque. À moins qu’on soit déjà sur une autre planète ? RAMMELLZEE débite des paroles cosmiques et énigmatiques comme « gratter les galaxies » et s’adonne au freestyle en inventant des mots (sur genius.com, les paroles sont truffées de points d’interrogation). Malgré la présence du « Ramm-ramm-ell-ell-the zee-zee », l’album reste con-con-fi-fi-dentiel (c’est un échec commercial) mais devient culte.

Au début des années 1980, New York est en faillite mais la scène artistique bouillonne. Le Lower East Side est un point de rencontre du hip-hop, du post-punk, du funk, du jazz, de la no wave et bien plus encore. RAMMELLZEE est à la croisée de ces mondes. Il marque le groupe de rock d’avant-garde Sonic Youth et se rapproche de l’auteur culte de la Beat generation William S. Burroughs avec lequel il apparaît sur l’album Seven Souls du groupe Material. Au milieu de cette scène littéraire alternative, il développe son concept linguistique d’« ikonoklast panzerism » : transformer notre alphabet pour détruire les symboles de la haine. En 1985, il compose même un opéra : The Requiem of Gothic Futurism.

Death Comet Crew, Crustacean Live (Ghost Among The Crew), 2013 (hommage à RAMMELLZEE)

Après sa mort en 2010, RAMMELLZEE semble continuer à produire de la musique en tant que fantôme, tant de nombreuses chansons lui sont dédiées, à l’instar de Crustacean Live (Ghost Among The Crew).

Big Audio Dynamite, Come On Every Beat Box, 1986 

Crédit photo : Quentin Chevrier

RAPHAËL BARONTINI

The Sugarhill Gang, Rapper’s delight, 1979 

Chic, Good Times, 1979

La pratique du collage de Raphaël Barontini se retrouve dans la bande sonore de l’exposition composée par Mike Ladd à l’aide de samples musicaux. Le sampling consiste à réutiliser des extraits sonores, un procédé popularisé avec le hip-hop, un genre né à New York et propulsé sur les devants de la scène en 1979 par le morceau Rapper’s Delight de The Sugarhill Gang et son interpolation (variante du sample) de Times du groupe Chic (la chanson la plus samplée de l’histoire de la musique !). Le rap devient un catalyseur de messages et de revendications, permettant « aux jeunes Noirs qui n’avaient que peu d’opportunités de faire entendre leur voix. Ce que le hip-hop a créé, c’est un canal qui permet à des gens qui ne peuvent normalement pas parler de le faire13. »

Anzala, Lévé Dansé Gwo Ka La, 1983

Raphaël Barontini nous emmène du côté du gwoka, un ensemble de musiques, chants et danses de la culture guadeloupéenne. Né durant la période de l’esclavage, il trouve ses racines dans les cultures africaines perpétuées par les personnes esclavisées et permet l’expression d’une résistance. Pour la chorégraphe et chercheuse Léna Blou, il incarne une harmonie du désordre tout en étant un langage qui construit un nouveau discours social14. Parmi les sept rythmes principaux qui le composent, on retrouve le léwòz qui donne le nom aux rassemblements festifs swaré-léwòz. Dans le morceau Lévé Dansé Gwo Ka La d’Anzala, un ensemble de percussions et voix s’élève pour célébrer le gwoka.

Toto Bissainthe, Papa Loko, 1977 

En 1977, Toto Bissainthe sort son premier album Toto Bissainthe Chante Haïti, mélange de musiques traditionnelles, arrangements contemporains et textes honorant le peuple haïtien. S’adressant à Papa Loko, figure vaudou de la nature, elle répète en créole haïtien « tu es le vent, pousse-nous, nous sommes des papillons qui apportons des nouvelles aux autres ». Pour Raphaël Barontini, Haïti est un exemple pour toute la zone Caraïbe, celui « d’un combat qui est allé jusqu’au bout ».

Crédit photo : Quentin Chevrier