Soit une première fable. Elle a trois cents ans, mille ans et même trente mille ans. Elle n’a pas d’origine. Elle est pure matière, médium, milieu. Elle nous traverse, où que nous soyons et nous la rejouons sans cesse. Avant même de parler, nous l’éprouvons. C’est la plus belle des fables, la fable des fables, qui les contient et les accueille toutes. J’ai beau chercher, rien ne me semble plus proche d’elle qu’une cellule ou qu’une matrice débordante de vie, se mouvant sans cesse dans ses propres limites. Elle est la vie même.
Il fallait un nombre magique pour la dire, un nombre qui ne serait pas moins puissant que sept ou trois. Qui serait même plus puissant qu’eux. Voilà, ce nombre, vous le devinez, c’est mille et un, 1001, le plus simple, le plus graphique, le plus beau de tous les palindromes. Un code inscrit dans la première mention qui en fut jamais faite, à Bagdad, il y a plus de dix siècles. Elle concurrence alors le nombre mille qui s’inscrit dans le titre d’un ouvrage persan, Hézâr afsânè, repris en arabe, Alf khurâfa, et qui signifie « Mille récits extraordinaires », avant que ne s’impose le fulgurant et éternel Alf layla wa-layla, les « Mille et une nuits ». Car mille, c’est ennuyeux, on retombe dans l’arithmétique, c’est à la fois beaucoup et fini. Avec mille et un, on bascule dans l’inconnu. On peut toujours ajouter à mille, mais rien ne s’ajoute ni ne se retranche à mille et un.
Les sources les plus anciennes sont sans équivoque. Cet organisme n’est pas fait de mille récits extraordinaires, mais égrène mille et une nuits, durant lesquelles deux jeunes femmes, Shéhérazade et Dunyazad, vont sauver le monde de la folie destructrice d’un roi. Qui sont-elles ? Que sont- elles l’une pour l’autre ? À ce propos, les sources les plus anciennes divergent. Avec le temps, elles sont sœurs, c’est désormais sûr. Car en face, ils sont frères. Voilà le scénario, il est simple : deux sœurs affrontent deux frères. Ceux-ci sont rationnels et intelligents. Ils n’agissent pas impulsivement, ils sont trop intelligents pour cela, mais ayant exploité toutes les ressources de l’intelligence, ils ne voient d’autre solution que l’extermination des femmes et donc la fin du monde. Celles-là aussi sont intelligentes, et même plus intelligentes, car elles ne voient d’autre solution que la poursuite de la vie. Elles inventent un scénario, reposant sur l’addiction, l’addiction aux fables. Le scénario revient toutes les nuits et tous les jours jusqu’à ce que les sœurs triomphent.
Mais je vais trop vite. Je reprends.
En matière de Mille et une nuits comme en bien d’autres choses, on a tendance à oublier les seconds rôles (Dunyazad et Shah Zaman) au profit des premiers (Shéhérazade et Shahryar). Pourtant le premier roi trompé, c’est bel et bien Shah Zaman, le frère cadet, qui hérite du royaume de Samarcande alors que le royaume de son frère aîné s’étend des îles de l’Inde à celles de la Chine. Se languissant de la présence de Shah Zaman, Shahryar envoie une ambassade pour l’inviter en son palais. Shah Zaman accepte avec joie. Les préparatifs du voyage sont aussi somptueux que les palais et les cadeaux, mais enfin, ça y est, on finit par partir. C’est alors que se produit l’inimaginable ou, selon la perspective, l’inévitable.
Vers le milieu de la nuit, Shah Zaman doit retourner sur ses pas pour récupérer un objet oublié. Il retourne à son palais et trouve son épouse étendue sur le lit royal, enlacée à un esclave du service des cuisines. Ce spectacle le plonge dans les ténèbres. Il se dit : « S’il en est ainsi alors que je viens à peine de quitter la ville, que fera donc cette putain pendant tout le temps où je serai chez mon frère ? » La suite est tristement célèbre : « il dégaina son sabre et frappa à mort les deux amants. Il traîna les deux cadavres par les pieds et les jeta dans les fossés du palais. De retour au camp, il fit battre tambour et donna l’ordre du départ. »
Puis il part à la rencontre de Shahryar, son double surdi- mensionné, chez qui tout est plus grand, plus intense, plus extraordinaire. Même la trahison de son épouse. Et l’infortuné Shah Zaman va encore être à nouveau le témoin d’une scène qui s’est depuis imposée comme l’une des plus célèbres scènes de voyeurisme de l’histoire humaine.
Celle-ci est parfaite. Le roi Shahryar, tout à l’expression de sa puissance et de sa virilité, est parti chasser, laissant son frère mélancolique à ses ténèbres. Celui-ci s’approche d’un moucharabieh, lui ménageant un observatoire où l’on peut voir sans être vu. Mais où l’on ne voit que partiellement, laissant à l’imagination et au désir le soin de combler le scénario. Celui-ci ne déçoit pas. Rien moins qu’une scène de sexe collectif impliquant dix esclaves noirs et dix servantes blanches, la reine et le dénommé Mas’ûd.
Quand on y pense, c’est tout de même curieux cette coïncidence des deux frères-rois trompés. Et pourtant c’est décisif. Shah Zaman le mélancolique, Shah Zaman amaigri, au visage de plus en plus pâle, reprend des couleurs, va mieux. Shah Zaman va mieux parce qu’il a assisté à une scène cadrée par une fenêtre, qui n’est rien d’autre qu’un écran. Comme ces écrans qu’on plaçait alors devant l’âtre ou aujourd’hui devant le monde pour diffuser plus efficacement une chaleur qui, sans cela, nous brûlerait. Shah Zaman était brûlé par la première scène, il trouve du réconfort dans la seconde, qui lui arrive médiée, représentée, rescénarisée, projetée, racontée autrement.
Alors, une théorie de la fiction s’offre à nous, cohérente. Il y a le réel, il est trop brutal, il heurte, on n’y comprend rien. Et lorsqu’on comprend, on ne sait pas quoi faire, on assassine tout le monde. La fiction le filtre et tout à coup on comprend mieux, on arrête de faire n’importe quoi. On est purgé de ses mauvaises passions. La fiction trompe la mort, telle est la théorie du récit-cadre, une de celles qui nous animent encore aujourd’hui. Et c’est vrai que Shah Zaman va mieux, il peut enfin converser avec son frère, à qui il n’avait presque pas adressé la parole. Il lui raconte tout, de leurs mésaventures respectives, dont il a été le témoin. Shahryar veut voir. Tant mieux, nous verrons avec lui. Les deux frères deviennent scénaristes. Virils, puissants, tout à l’expression de cette virilité, ils annoncent leur départ pour une chasse fictionnelle, provo- quant la réaction que l’on sait, car, bien sûr, ça recommence. Shahryar est dévasté, mais n’entre pas dans les ténèbres comme son frère, il ne fait que frôler la folie, c’est un vrai prince, qui doit s’instruire pour agir. Les mâles dominants veulent savoir, veulent comprendre, avant d’agir. Ils en seront pour leurs frais. Car comprendre est une maladie, dont la narration est l’antidote.
Ils partent, « voyagent pendant des jours et des nuits » avant de s’arrêter au pied « d’un arbre au milieu d’une prairie située au bord de la mer ». Auraient-ils pu se dire qu’en leurs palais et pendant qu’ils allaient à la chasse, leur épouse était recluse ? Que pendant que leur désir s’accomplissait ailleurs, dans le vaste monde, il fallait peut-être que les épouses trouvent quelques plaisirs. Eh bien non, ils ne se disent rien de tout cela. Voilà ce qu’on lit, c’est affligeant :
« Ils décidèrent de repartir sur l’heure et s’en revinrent à la capitale de Shahryar.
De retour à son palais, celui-ci fit décapiter son épouse, ses servantes, ses esclaves. »
C’est une défaite en rase campagne de l’intelligence. Shahryar commet le même crime impulsif que son frère, mais après avoir pris le temps de voyager et de connaître le monde. Il est incapable d’éprouver l’effet mimétique qui aurait dû le mettre sur la voie. Il est simplement rationnel. C’est un sapiens dans toute son horreur, destructeur, violent, machiavélique, mettant les ressources de l’intelligence au service de sa pulsion de destruction. Il élabore, à ma connaissance, le premier plan d’extermination de l’espèce. Vous le connaissez aussi bien que moi.
« Il se mit alors chaque jour à épouser une jeune fille, enfant de prince, de chef d’armée, de commerçant ou de gens du peuple, à la déflorer et à l’exécuter la nuit même. Il pensait qu’il n’y avait pas sur terre une seule femme vertueuse. Cela dura trois ans. Le tumulte s’empara de la ville. Les familles faisaient disparaître leurs filles et il ne resta bientôt plus de vierges nubiles. »
Vient l’heure de Shéhérazade.
Elle est encore plus intelligente que le roi. « On dit qu’elle avait réuni mille livres touchant à ses peuples, aux rois de l’Antiquité et à leurs poètes. » Son père, le vizir, chargé de faire exécuter les épouses d’un soir de Shahryar lui avait dissimulé que le monde courrait à sa perte. Lorsqu’elle l’apprend, elle décide d’intervenir et se porte candidate aux noces macabres. Son père la met en garde en lui racontant la fameuse histoire de l’âne, du bœuf et du laboureur. Mais nul besoin d’expliquer à Shéhérazade les vertus du mimétisme fictionnel. Elle a compris.
Le temps presse, et face à l’imminence de la catastrophe finale, elle a un scénario. Un scénario pour repeupler le monde, en commençant par le peupler d’histoires. Le scénario implique sa sœur Dunyazad qui occupera la part dialogique de toute narration. Shéhérazade n’a aucun doute, elle voit clair en l’avenir : « Je dirai un conte qui assurera notre salut et délivrera notre pays du terrible comportement du roi, si Dieu le veut. » Elle sait que l’intelligence pervertie du roi trouble son sommeil, et que les insomniaques ne trouvent de salut que dans les fables.
Avec Shah Zaman, on avait l’image de la fiction-écran, celle qui protège de la brutalité du réel, mais en diffuse sens et formes, et ce faisant permet de mieux le comprendre ; Shah Zaman, c’est aussi l’image de la fiction cathartique, qui panse les plaies et guérit. Avec Dunyazad cette théorie de la fiction qu’est le récit-cadre s’enrichit. Elle nous dit que la fiction ne naît pas de rien. Elle procède d’un scénario. La fiction demande un stimulus, un déclencheur, un rituel d’immersion, sans quoi l’enchantement devient menace. Dunyazad est un seuil, elle tient la porte, l’ouvre lorsque c’est nécessaire, mais sait aussi la fermer. Elle est la fron- tière qui ouvre aux espaces fictionnels et doit nous en préserver. Tout cela, Shéhérazade le sait et le met en œuvre.
Et ça y est, il n’aura fallu qu’une nuit pour rendre le roi addict à sa nouvelle dope. « Par dieu, dit le roi, je ne te tuerai point avant d’avoir écouté la fin de cette étonnante histoire. » Mais il n’a pas encore oublié l’ancienne : la vengeance, le meurtre, le chaos. Il va falloir répéter, répéter et répéter encore. Toutes les nuits, reprendre l’amour et les fables sous le regard de Dunyazad. Répéter et varier, proposer des fables courtes, des longues, des moyennes, utiliser toutes les ressources connues et inconnues de la narration, et surtout ne jamais faire coïncider le lever du jour et la fin de l’histoire. Répéter les mises en abyme, les constructions gigognes, faire coexister tout ce qui n’existe pas dans le présent de la présence : le passé, le futur, les esprits, les animaux qui parlent… pour qu’enfin ce roi dément finisse par comprendre. Il en faudra des nuits, personne ne sait combien exactement, ou plutôt nous le savons tous, il en faudra mille et une pour qu’enfin Shéhérazade triomphe. Pour qu’elle, ses enfants et tous les enfants du monde soient sauvés, pour que cessent la malédiction et le tumulte, pour que la vie reprenne.
Elle a sauvé le monde, c’est notre héroïne.
: Ce texte reprend, abrège et adapte un chapitre de Lionel Ruffel, Trompe-la-mort (Verdier, Lagrasse, 2019). © Éditions Verdier, 2019.