Conversation entre Adélaïde Blanc, curatrice au Palais de Tokyo, Clément Raveu et Valentina D’Avenia, curateur·ice·s de l’exposition.
Hors de la nuit des normes (hors de l’énorme ennui) se déploie à la suite de la friche, un projet qui a transformé l’espace d’exposition en lieu de résidence, de production et de recherche durant l’été 2023. Cet entretien réalisé en amont du projet permet de remettre en perspective les enjeux et évolutions de cette initiative au long cours.
Adélaïde Blanc : Hors de la nuit des normes (hors de l’énorme ennui) est un projet collectif de recherche et une exposition qui s’attachent à penser les sentiments, les sexualités et les désirs en dehors de systèmes de relations établis et recteurs. Quel est votre terrain de recherche et quels sont les enjeux que les artistexs invitéexs ont en partage ?
Clément Raveu & Valentina D’Avenia : Ce qui réunit les artistexs d’Hors de la nuit des normes (hors de l’énorme ennui) est une perspective, une vivance individuelle et intime qui est hors des normes hétéro-cis. Les personnes qui font partie de ce projet ont eu affaire, chacunexs à leur manière, à l’expérience de la différence, qu’elle soit jubilatoire et libératrice ou douloureuse et fragilisante. Ce point commun informe la manière dont ces artistexs regardent le monde, l’art, la création, plus qu’il ne lie leur vocabulaire plastique. S’il fallait présenter les participantexs de ce projet, ça serait plus à partir de leurs spécificités et de leurs différences que leurs ressemblances, toujours en suivant l’idée de la permaculture, de la diversité des personnes de l’alphabet et des intersectionnalités. La narration, notamment textuelle et linguistique, est toutefois prégnante dans le projet de recherche et d’exposition, alors que l’écriture est commune à presque toutxes ces artistexs.
La Friche et l’exposition partent du constat qu’il existe des positionnements et des sensibilités qui s’expriment hors des modèles hégémoniques du système hétéropatriarcal. Or, chez les artistexs invitéexs, elles prennent forme de manière poétique et puissante. Nous pensons qu’il est important de leur faire une place, de créer des références pour les plus jeunes, les références qui nous ont manquées. Enfin, c’est un geste de rejet vis-à-vis de la monoculture, des binarités et des rôles auxquels nous sommes assujettiexs.
AB : Parmi les stratégies de résistance à des rapports normatifs, de mise en lumière des stigmatisations, et de création de nouvelles mythologies queers que les artistexs invitéexs mettent en oeuvre, un recours à des formes de romantisme semble se dessiner. Qu’est-ce que ce registre, ou cette attitude, dit de la manière dont les artistexs abordent ces enjeux ?
VDA & CR Effectivement nous réunissons des personnes qui s’intéressent à l’amour, qui parlent de romantisme et en créent d’autres formes. Le romantisme est un lieu et un exercice qui, historiquement, a construit et perpétué l’hétérosexualité en tant que système. Ses représentations culturelles sont largement construites par rapport à l’hétéronormativité et à ses codes, et il s’agit ici de se les réapproprier. Au cours de l’histoire des luttes queers occidentales, il y a toujours eu une médiatisation plus grande des urgences à régler, qu’elles soient politiques, de droit, de santé ou de survie, avant même de parler de l’amour. Même si l’amour des personnes queer a beaucoup été revendiqué dans des slogans politiques, comme avec Love is Love, il est assez rare que des personnes LGBTQIA+ puissent s’aimer sans que cela ne soit révolutionnaire, mais en tant que droit de base, en tant que lieu jouissif de liberté.
Dans ce projet au Palais de Tokyo, il n’est pas uniquement question d’amour romantique mais aussi d’amour de soi, de la communauté, d’amour familial et encore d’amour spirituel. L’amour est un privilège auquel les personnes LGBTQIA+ n’ont pas toujours droit. Il existe des tabous autour de l’amour caché et interdit, autour des amantexs, de figures aiméexs mais non assuméexs. De là naît notamment le désir de parler d’amour et de romantisme, comme de créer ses propres récits, de les revendiquer, de les donner en référence et à voir. L’histoire des amours queer, leurs conditions d’existence, tout comme l’amour des autres communautés minoriséexs et sous représentéexs, nécessitent encore d’être visibiliséexs et écrites.
Un des points communs entre les artistexs du projet est le registre du sensible, l’envie de reconsidérer les récits avec une certaine douceur, avec poésie ou de manière métaphorique, sans pour autant dépolitiser leurs enjeux. Leur travail est parfois cru mais rarement dans la provocation, plus dans une forme de radicalité douce.
AB : La Friche est un espace de travail collectif mis à disposition par et dans le Palais de Tokyo pendant l’été 2023. De ces trois mois de travail suivra à l’automne 2023 l’exposition Hors de la nuit des normes (hors de l’énorme ennui). En vous appuyant sur ce cadre de la Friche qui vous est proposé, vous avez le désir de mettre en adéquation le propos de l’exposition avec la manière de la construire, de penser les liens qui pourraient se nouer pendant le temps de la Friche, les manières de faire ensemble. Comment envisagez-vous ce temps d’échanges situés et intimes, et cet espace de réflexion sur la vulnérabilité affective des corps ?
VDA & CR : L’élaboration de la Friche et de l’exposition repose d’abord sur une méthodologie de l’écoute afin de ne pas anticiper trop à l’avance les besoins des artistexs que nous invitons. La conception de l’espace et les quelques rencontres prévues avec le public sont orientées par la demande des artistexs de se retrouver dans un lieu sain et bienveillant, plutôt que productiviste et aliénant. En tant que curateur·rices du projet, nous ressentons aussi le besoin de se laisser affecter par les travaux, par les artistexs et par les corps présents, et de ne pas forcément avoir de réponses.
Nous invitons également des identitéexs qui travaillent en dehors du cadre de l’art contemporain, des graphistes, des chercheureusexs ou encore des militantexs comme les membres de la collective Vanille Fraise à qui nous empruntons un slogan pour le titre de l’exposition. Il est important de prendre en considération les travaux qui ont été faits jusqu’à présent autour des questions queer, de genres, d’écologie, et des intervenantexs vont aussi nourrir les échanges au sein de la Friche. Certaines personnes pourraient également donner accès à des espaces de ressources, de savoir, où d’autres stratégies se mettent en place pour faire ensemble dans une logique de transmission et de soin.
C’est la richesse de la réflexion, de la démarche, prendre en compte le vécu et les récits de vies, qui nous ont guidées pour inviter ces artistexs à participer à la Friche, plus qu’une évaluation purement esthétique de leur travail. On ne peut plus choisir un·e artistex juste parce que son projet est excellent ; un léger déplacement de la méthode s’opère ici dans une approche décoloniale de l’art. La disparité des moyens et des possibilités de production de chacunxe nous enjoint aussi à prêter une attention autre aux oeuvres et à leur qualité matérielle. Une des propositions de la Friche est de donner un espace de création de qualité pour pouvoir mener à bien des projets dans des bonnes conditions.
AB : Dans ce lieu d’échanges et de travail mis à disposition pour le groupe de fricheureusexs, quels types de dispositifs êtes-vous en train de concevoir collectivement ?`
VDA & CR : Les artistexs de cette première Friche sont influencéexs par l’histoire des théories queer, lesbiennes, trans et par les écrits des figures qui nous ont aidées dans nos parcours respectifs à nous déconstruire et à nous situer. Ielles seront en partie réuniexs dans une bibliothèque collective complétée pendant la Friche. On peut imaginer que la bibliothèque sera enrichie d’annotations ou de lettres d’amour déposées çà et là dans les livres, adressées aux aînéexs dont la pensée nous guide, comme un courrier des coeurs. Dans une écologie des ressources et des savoirs, cette bibliothèque pourrait être léguée aux prochaines Friches pour créer une continuité vivante et intime.
Pourquoi ne pas en donner l’accès au public du Palais de Tokyo, afin de remettre en circulation des connaissances qui ne sont pas toujours accessibles ?
AB : Au-delà de ce qu’ont en partage les artistexs de la Friche de 2023, comment procédez-vous pour constituer ce groupe de travail et d’affinités ?
VDA & CR : Des artistexs de nos réseaux d’affection nous guident vers d’autres personnes, tandis que certainexs fricheureusexs ayant des pratiques de travail en groupe inviteront à leur tour des personnes. En tant que curateur·rices, nous réfléchissons à la compatibilité et à la complémentarité des membres du groupe. Il ne faudrait pas que tout le monde se ressemble mais qu’il y ait plutôt des points de contact que ce soit par les pratiques, par les réflexions ou par les positions. Les réponses à cette invitation dépendent aussi de la disponibilité et de l’envie, notamment celle d’étudier et de travailler avec dix personnes inconnuexs à Paris pendant trois mois.
AB : Quelles sont les attentes des artistexs que vous avez rencontréexs et de celles et ceux qui désirent participer à la Friche ?
VDA & CR : Beaucoup d’artistexs avec qui nous avons échangé ont exprimé un besoin de ralentissement afin de sortir des logiques de production et d’accorder plus de temps à la réflexion et au repos. Pour certainexs, la Friche pourrait permettre de sortir d’un sentiment de solitude ou d’isolement. Travailler dans un centre d’art tel que le Palais de Tokyo peut aussi représenter une forme de reconnaissance de leur démarche, ou une étape dans le développement d’une démarche artistique. Cette logique du passage en institution se voit légèrement bousculée avec notre proposition de travail collectif au long cours.
AB : Alors que travailler dans un centre d’art peut être marquant dans le développement d’une pratique artistique, on peut aussi se poser la question de la place d’un tel projet au Palais de Tokyo. Ses contours et ses axes de réflexion ont été pensés avant de vous être confiés. Comment négocier avec et dans une institution normée pour penser des enjeux en dehors de la norme concernant les relations de travail, d’affinité et d’amour ?
VDA & CR : C’est une vraie question, que l’on se pose beaucoup, et l’institution va toucher chaque participantex de manière différente. Pour certainexs, c’est un bonheur, un plaisir et pour d’autres, c’est une négociation tandis qu’une institution donne et prend, instrumentalise et valorise toujours. Dans un lieu comme le Palais de Tokyo, qui bénéficie d’une importante visibilité, un des risques est la simplification des propos, des pratiques et des sensibilités, jusqu’à la caricature parfois. La Friche n’est pas une occupation du lieu, ni complètement une stratégie d’infiltration. Un de ses paramètres clés est la qualité d’un espace privé, et non-public, dans lequel les artistexs n’ont pas besoin de tout dire et de tout médiatiser. Je crois qu’il y a quelque chose de vraiment intéressant dans la mise à disposition d’un espace de liberté sans attente, sans observation et sans jugement de ce qui a été fait ou de ce qui pourrait s’y jouer. Les artistexs décident par ailleurs de la nécessité de participer ensuite à l’exposition, et inversement, d’autres ne participent qu’à l’exposition. On parle de garder le droit à l’opacité, hors de la nuit des normes, dans d’autres nuits possibles où les ombres peuvent être bénéfiques.
AB : Le ralentissement est une donnée importante et nécessaire de la méthodologie que vous mettez en place. Si les lieux et les espaces sont souvent au coeur des réflexions des collectifs artistiques et militants, le temps en est souvent une dimension absente. Comment l’exposition intégrera la question du temps que vous souhaitez prégnante dans le processus de la Friche ?
VDA & CR : L’idée est de ne pas trop anticiper puisqu’une exposition se transforme au fur et à mesure des rencontres et des discussions. Certains réflexes se dissipent de manière à laisser la place à d’autres regards et d’autres gestes. Mais c’est intéressant de penser la question du temps dès à présent afin de créer une cohérence, une continuité en sortant de la Friche, à la fin de l’été parisien ralenti. Quelle est la temporalité de l’exposition, se visite-t-elle rapidement ? Comment créer une continuité entre cette dynamique collective qu’est la Friche et une exposition qui peut parfois figer les choses ?
Plusieurs pratiques qui pourraient se déployer au sein de la Friche ont à voir avec le temps, par exemple l’arpentage collectif de textes ou de films, l’écriture, la lecture individuelle. Les résultats de ces travaux apparaîtront probablement dans l’exposition, et la pratique de l’écriture que partagent plusieurs artistexs invitera à prendre le temps d’approfondir les choses, de se nourrir d’autres perspectives, etc. Par exemple, certaines oeuvres nécessiteront beaucoup de temps pour être réalisées, parce qu’elles impliquent d’établir des relations de confiance ou de réaliser des études de terrain.
AB : Je m’intéresse aux projets qui dépassent le temps de l’exposition, lorsque celle-ci est une étape et que les nécessités se jouent aussi en dehors de cette forme. La Friche étant un processus d’échange, de travail et de repos, comment évoluera-t-elle pendant l’exposition et une fois celle-ci terminée ?
VDA & CR : Il y aura des contaminations de la Friche à l’exposition, et cela va certainement donner lieu à des collaborations en dehors de ce projet et de son contexte. La Friche est un lieu qui évoluera de manière spontanée et autonome ; ça n’est pas un endroit planifié, donc on ne sait pas comment elle va continuer à évoluer. C’est le phénomène d’entropie, de désorganisation mais aussi de multiplication que nous essayons de cultiver ici. La bibliothèque et les publications que nous souhaiterions réaliser avec les artistexs invitéexs permettront de partager une partie des échanges de la Friche, de les prolonger, d’essaimer l’exposition. À ce jour, nous avons discuté de plusieurs formats, des bootlegs, des affiches, ou peut-être un journal intime de l’exposition réalisé collectivement dans l’optique de poursuivre les échanges. Après l’exposition, ce réseau d’affections sera libre de continuer à s’aimer et à collaborer pour d’autres projets.
Par souci d’inclusivité et de visibilité des personnes aux identités plurielles, nous avons choisi d’utiliser l’écriture inclusive non-genrée et non-binaire.
Personnes liées : Adélaïde Blanc, Clément Raveu et Valentina D’Avenia