Nous sommes à l’entrée de l’exposition, d’où l’on peut saisir toute la densité, la nuance et la vitalité des oeuvres qui se déploient sous la grande verrière, du sol au plafond. Comment avez-vous conçu cette exposition ?
François Piron : Comme vous pouvez le constater, l’accrochage est très empirique. Nous avions bien un plan, mais nous ne l’avons pas suivi. Nous avons également laissé une grande liberté à l’équipe de montage. Nous avons juste gardé quelques règles : il fallait que ce soit dense, que cela occupe l’intégralité des murs du haut en bas, et qu’il y ait beaucoup de contrastes. C’est toujours bien de pousser les contrastes au maximum, du sec au liquide, d’une couleur à l’autre, du gestuel au géométrique. Et à la base des murs, qui permettent d’accéder de très près aux détails, nous avons choisi des oeuvres qui comportent davantage de matière collectée à leur surface. Par exemple, à l’entrée de l’exposition, il y a une peinture avec des feuilles et de la boue. C’est très fragile d’une certaine manière, mais comme tu le dis, Vivian, c’est la vie. Sur la suivante, on peut également voir des empreintes de pattes des chiens de Vivian qui ont marché dessus.
Donc, d’abord les feuilles, puis les chiens…S’agissait-il d’accidents ?
Vivian Suter : Les feuilles, oui, presque. Mais j’ai un peu aidé. Elles tombent simplement et comme j’utilise de la colle de poisson sur les toiles, elles y adhèrent. Les traces de pattes, elles, sont vraiment accidentelles. Mais je ne gronde plus mes chiens — je les laisse faire ! Et là, il y a un morceau de carton sur une toile : il devait se trouver près de moi pendant que je peignais, alors je l’ai gardé.
FP : Comme vous pouvez le voir aussi, nous n’avons pas accroché les toiles selon la façon dont elles ont été peintes. On le voit aux coulures de peinture. Les toiles sont généralement accrochées simplement selon notre envie au moment de l’installation. Elles pourraient être accrochées différemment dans une autre exposition.
Il y a ici près de 500 peintures exposées, et ce n’est qu’une fraction de tout ce que vous avez créé en près de 25 ans. Comment préservez-vous votre travail ?
VS : Je les suspends sur des portants, comme dans l’exposition. Je peins tous les jours, donc il y a beaucoup de toiles. Quand elles sont rangées ainsi, on ne peut pas toutes les voir individuellement. Je considère donc aussi cela comme une sorte de sculpture.
Vous souvenez-vous de toutes les peintures que vous réalisez ?
VS : Pas vraiment. Mais je reconnais la plupart d’entre elles quand je les vois. Certaines me surprennent. Et je les conserve toutes : je n’en détruis ni n’en jette aucune. Parce que pour moi, c’est le moment qui compte. Alors je les garde. Je ne les aimerai peut-être pas toutes plus tard, mais elles sont là.
Toutes vos oeuvres expriment un moment, qui peut être perçu à travers l’énergie du geste, l’effusion de couleurs et les matériaux naturels qui les imprègnent. Mais peut-on distinguer différentes périodes ? Par exemple, comment choisissez-vous les couleurs ?
VS : On ne peut pas les classer par ordre chronologique ou les périodiser. Cependant, on peut parfois reconnaître certaines peintures plus anciennes. Je choisis toujours les couleurs qui m’entourent et je me laisse guider par l’impulsion du moment pour commencer à peindre. L’environnement et la nature sont mes sources d’inspiration. C’est pourquoi c’est facile pour moi. Je pourrais choisir par exemple la couleur bleue parce qu’elle est à portée de main, mais aussi en fonction de l’énergie du moment. Il n’y a aucun symbolisme là-dedans.
FP : Ces dernières années, il est devenu impossible de déterminer quelle peinture est antérieure ou postérieure à une autre. Et comme les toiles ne sont pas datées, il est facile d’oublier quand elles ont été réalisées exactement.
VS : Ce qui m’importe, c’est qu’elles forment un tout.
FP : Bien sûr, les peintures sont toutes importantes individuellement. Mais elles forment aussi un ensemble, un tout qui émerge de 25 ans de pratique.
Vos peintures ne sont pas datées, mais elles reçoivent en même temps l’empreinte des éléments naturels au moment de leur création. Comment décririez-vous le lien entre votre pratique et la mémoire?
VS : Eh bien, avec les peintures, je me souviens de certaines choses liées aux circonstances des événements qui se sont produits. Donc j’ai ces souvenirs, mais je ne pense pas que le fait d’avoir les dates m’aiderait à mieux les mémoriser. J’utilise aussi l’eau de pluie dans ma pratique. Je me dis que peut-être, à l’avenir, je ne sais pas dans combien d’années, on pourra reconnaître des dates et des événements à partir des éléments de l’atmosphère. Je garde cela à l’esprit quand je crée. Donc pour l’instant, il n’y a pas de date, mais on pourra peut-être le reconstituer lorsqu’on aura la machine pour le faire.
Certaines de vos peintures ont deux faces. Ont-elles été créées à deux moments différents ou est-ce un seul moment qui se prolonge tout autour de la toile, des deux côtés?
VS : C’est un seul moment, en même temps. Parfois, la peinture traverse la toile, vous voyez, alors je peins aussi de l’autre côté.
FP : Quand une toile est terminée, tu n’y reviens pas, n’est-ce pas ?
VS : Pas vraiment. Mais parfois, il m’arrive de le faire, et alors je le regrette, car j’ai détruit ce moment.
Nous entrons maintenant dans la salle jaune, pourriez-vous nous en dire plus à son sujet ? Alors que l’espace principal est une installation très dense entre des murs blancs, celui-ci est comme un espace presque vide avec des murs colorés. Le contraste est saisissant !
FP : Dans cette pièce, nous exposons une toile de 12 mètres de long, suspendue et tombant jusqu’au sol. Et sur le mur opposé, il y a 37 collages d’Elizabeth Wild, la mère de Vivian.
VS : Peindre cette salle en jaune, c’est amusant, donc je suis contente. Les collages méritent d’être appréciés différemment. Quand ma mère était en vie, elle utilisait toujours des murs colorés dans ses expositions. Ses collages viennent de magazines d’architecture, glossy, de mode, de lifestyle, qu’elle recevait de ses amis. Comme elle ne voulait plus peindre parce qu’elle était en fauteuil roulant, elle s’est mise à faire des collages tous les jours. Elle avait des boîtes avec des éléments découpés dans lesquelles elle piochait et qu’elle assemblait. Elle faisait déjà des collages avant cela. D’ailleurs, j’en ai quelques-uns qu’elle a faits en Suisse, mais peu.
Nous vivions aussi dans des maisons voisines dans mon jardin, donc j’allais souvent la voir pour regarder ce qu’elle faisait. Même si elle travaillait à l’intérieur et ne pouvait pas me voir peindre, il était parfois vraiment étonnant de constater des correspondances entre ce que nous faisions toutes les deux au même moment. Et il m’arrivait parfois de déplacer un petit détail quand elle ne regardait pas, mais elle le remarquait toujours immédiatement !
Comme vous l’avez dit, vos principales sources d’inspiration sont l’environnement et la nature. On le ressent également dans la scénographie générale, qui est vraiment organique. Peignez-vous parfois avec d’autres personnes ou réalisez-vous des portraits de ces dernières ?
VS : Pas vraiment, mais je peins parfois mes chiens, car ils sont toujours avec moi. Sur l’une des toiles, près de la pièce jaune, on peut reconnaître mon chien Bonzo. L’exposition s’appelle également « Disco », d’après le nom d’un autre de mes chiens. Je peins principalement la nature, comme les feuilles, les arbres, les branches et les fruits. J’aime aussi peindre les sons. Quand je suis dehors dans mon jardin, j’entends les sons du village : l’église, les oiseaux, les chiens…
FP : Je pense que ton travail est avant tout une question d’énergie, en fait. Les peintures, quelle que soit leur forme ou leur structure, sont des gestes. Elles rendent compte d’impulsions d’énergie, qui peuvent avoir plusieurs niveaux. Elles parlent aussi de résonance, de sons qui résonnent ou se réverbèrent.
Vous avez dit que vous peignez tous les jours, et que vous le faites dehors, dans votre jardin. Peignez-vous même quand il pleut ?
VS : Oui, je peins même quand il pleut. On le sent, n’est-ce pas ? La peinture est humide. J’aime beaucoup ça, comme les toiles sont déjà humides et toutes mouillées, c’est une approche différente. Et cela m’aide à trouver l’inspiration…
Nous sommes maintenant arrivé·es à la fin de l’exposition et à la fin de notre promenade ensemble. Ici, comme dans le reste de l’exposition, la grande verrière est ouverte et les oeuvres sont exposées à la lumière naturelle, ce qui est assez inhabituel pour une exposition. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce choix et sur cette dernière salle ?
FP : À la fin de l’exposition, après les escaliers, tout s’élève : toutes les structures sont suspendues, elles ne reposent pas sur le sol. Et comme dans le reste de l’exposition, les peintures sont en effet baignées de lumière naturelle sous la verrière, qui restera ouverte.
VS : L’idée est également que les toiles bougent au gré du vent.
FP : Il y a aussi une maquette miniature du Palais de Tokyo avec une première proposition pour la scénographie et l’agencement. Je l’avais apportée dans une valise chez Vivian, où nous avions essayé différentes configurations pendant trois jours. On pourrait s’amuser à trouver les différences entre la proposition initiale de la maquette et le résultat final. Nous avions besoin d’une sorte de base pour savoir comment préparer l’exposition, la structurer et commencer l’installation. Mais dès le premier jour de l’accrochage, nous avons été confronté·e·s à la réalité et nous nous sommes dit : « Bon, maintenant, on recommence depuis le début. »