Crédit photo : Quentin Chevrier

Entretien avec Thao Nguyen Phan

Comment définiriez-vous votre pratique artistique ?

Thao Nguyen Phan : Ma pratique artistique explore l’intersection entre les arts plastiques et les sciences sociales, montrant comment différentes disciplines peuvent converger pour offrir une vision plus profonde de notre histoire. Je développe un processus créatif qui combine la recherche universitaire, les rencontres avec des personnes et la collecte d’archives. Lorsque je rencontre un sujet, je le transforme généralement de manière très libre en combinant différents matériaux afin de créer un espace de réflexion autour du thème abordé. J’ai suivi une formation artistique spécialisée dans la laque et la peinture sur soie* à l’Université des beaux-arts d’Hô Chi Minh-Ville avant de partir pour Chicago, où je me suis vraiment investie dans le processus de création vidéo sous la tutelle de Joan Jonas*, en tant que Mentor et Protégée Rolex. Mes projets commencent par des dessins à l’aquarelle, que je développe ensuite sous d’autres formes telles que des installations ou des images en mouvement.

Quel a été le point de départ de cette exposition ?

TNP : Le premier élément qui a relié ma pratique au Palais de Tokyo est probablement la figure de Diem Phung Thi. Dentiste de formation, elle s’est installée en France en 1948 et n’a commencé à travailler comme artiste qu’à la fin de la quarantaine. Elle est aujourd’hui reconnue, mais reste encore peu étudiée, du moins en France. Dans le contexte vietnamien, elle est une figure extrêmement importante. À travers Diem Phung Thi, l’exposition s’articule autour du récit d’autres figures encore trop peu étudiées. Celles-ci peuvent parfois être problématiques, comme Alexandre de Rhodes, qui était une figure coloniale, ou Jacques Dournes. Ce sont les figures perçues dans leurs nuances et leur complexité qui éveillent mon intérêt. Il s’agit d’individus aux multiples facettes, avec des parcours et des perspectives uniques, et je souhaite les réunir à travers ma voix afin d’offrir un nouveau regard sur ces sujets.

Vue d’exposition, Thao Nguyen Phan, « Le soleil tombe sans un bruit », Palais de Tokyo (Paris), 12.06-07.09.2025. Courtesy de l’artiste & ZINK Gallery (Allemagne). Crédit photo : Aurélien Mole

Pourriez-vous expliquer le titre de l’exposition « Le soleil tombe sans un bruit » ?

TNP : Il évoque le temps, l’Histoire et le pouvoir de l’image. Je voudrais reprendre les mots d’une amie curatrice japonaise : « Le Soleil couchant est l’une de mes histoires préférées parmi les Récits de la paume de la main de Yasunari Kawabata. Je l’ai relue et j’ai eu l’impression de regarder des images en mouvement. Elle juxtapose des personnes vivant selon différents axes temporels : passé, présent et futur. Le récit évolue comme un film, alternant entre ralenti et accéléré. Dans la phrase : ‘Le soleil tombe sans un bruit’ le temps passe très vite, presque instantanément, tandis que la phrase ‘La file de passants ralentit son pas sur trois temps’ évoque l’image de pas brièvement suspendus dans le temps. Savais-tu que cette histoire a été écrite en 1925 ? Il y a exactement 100 ans. C’était une époque où Kawabata était sous l’influence du surréalisme, qui a créé un sentiment de connexion intemporelle qui résonne dans le contexte de ton exposition à Paris. Et comme tu as lu ses oeuvres dans tes livres d’école, je trouve assez émouvant de refléter la connexion entre le Japon et le Vietnam à travers la littérature de Kawabata. »

L’histoire du Vietnam semble être un élément clé de votre travail, mais vous explorez également le patrimoine historique et culturel de l’Asie du Sud-Est.

TNP : L’histoire du Vietnam constitue un point de départ important, mais elle ne représente pas l’exposition à elle seule. La manière dont le public approche mon travail ne vise pas seulement à découvrir ce qui s’est passé au Vietnam, mais aussi à saisir la poésie que les différents médiums peuvent évoquer. La pertinence des récits issus du contexte vietnamien se manifeste surtout dans la combinaison de la peinture et de l’image en mouvement.

Par ailleurs, mon intérêt pour le patrimoine historique et culturel s’enracine dans mon attachement au fleuve Mékong et aux récits culturels qu’il porte en lui. Dans mon oeuvre précédente, Becoming Alluvium (2019), j’ai combiné des références littéraires telles que Marguerite Duras et Italo Calvino avec le folklore local de la région du Mékong afin d’offrir une nouvelle perspective sur une région souvent mythifiée, stéréotypée ou exploitée économiquement.

Vous examinez les relations entre le Vietnam et la France à différentes époques. Comment vous êtes-vous intéressée à des figures telles qu’Alexandre de Rhodes ou Jacques Dournes ?

TNP : Cet intérêt vient de mon expérience au contact du peuple Jaraï dans les Hauts-Plateaux du Centre du Vietnam. J’ai pris conscience de l’introduction du christianisme au sein de cette communauté et de la transcription de leur langue orale en écriture romanisée. Aujourd’hui, le seul livre largement disponible en jaraï est probablement la Bible. Cela m’a amenée à réfléchir aux personnalités principalement occidentales, en particulier françaises, qui ont joué un rôle dans ce changement linguistique et culturel. Par exemple, Alexandre de Rhodes, missionnaire jésuite, est venu au Vietnam au XVIIe siècle, tandis que Jacques Dournes a vécu et travaillé dans les Hauts Plateaux du Centre du Vietnam au XXe siècle. Bien que souvent problématiques, ils ont documenté et décrit les modes de vie locaux par l’écriture et l’observation. Cela rejoint mon intérêt plus large pour des figures telles que Diem Phung Thi et pour la manière dont les éléments visuels et ethnographiques sont traduits en représentations codées qui peuvent être explorées à travers le regard de l’artiste.

Considérez-vous votre travail comme une forme de résistance ou une alternative aux discours dominants ?

TNP : J’aime proposer des alternatives aux discours dominants, mais il est difficile d’inscrire la pratique artistique dans le contexte de l’activisme. Il s’agit plutôt de proposer d’autres façons d’appréhender une vérité qui est généralement effacée ou manipulée par d’autres pouvoirs dominants. Ces derniers peuvent être idéologiques, historiques ou coloniaux.

Vous avez invité l’artiste Truong Cong Tung à votre exposition ; comment avez-vous imaginé cette collaboration ?

TNP : Dans l’exposition, deux oeuvres de Truong Cong Tung entrent en profonde résonance avec le thème. La pièce textuelle A Portrait of Absence est basée sur un texte de Jacques Dournes, qui a recueilli des récits oraux auprès du peuple Jaraï. Le texte a été traduit à plusieurs reprises, puis gravé sur un miroir, soulignant ainsi la manière dont notre perception est toujours façonnée par des couches d’interprétations et, inévitablement, par des angles morts. Même lorsque nous sommes témoins de quelque chose de façon immédiate, notre compréhension n’est jamais tout à fait exacte. C’est l’idée d’une vision fragmentée, ou peu fiable.

Transference est une oeuvre in situ qui évoque la fragilité de la vie et notre rapport au temps. La lumière du soleil pénètre par une ouverture circulaire dans une fenêtre couverte, sous la forme d’un rayon dont la présence subtile change en fonction de l’heure et des conditions météorologiques. Plongé dans l’obscurité, l’espace d’exposition est traversé par ce halo de lumière, oscillant entre apparition et disparition.

Vue d’exposition, Thao Nguyen Phan, « Le soleil tombe sans un bruit », Palais de Tokyo (Paris), 12.06-07.09.2025. Courtesy de l’artiste & ZINK Gallery (Allemagne). Crédit photo : Aurélien Mole

Quel est le rôle de la littérature et du folklore dans votre travail ?

TNP : Ayant grandi au Vietnam dans les années 1990 et 2000, j’ai été très peu exposée à l’art, mais davantage à la littérature, car celle-ci était tout simplement plus accessible. Il s’agissait d’une littérature internationale assez classique et traditionnelle, celle de la Russie, de la Chine et de l’Europe. Cet intérêt pour la littérature s’est étendu au folklore, que j’ai découvert plus tard en remettant en question l’authenticité du format écrit, car l’histoire ne se limite pas aux livres officiels. Elle est ancrée dans les folklores locaux ou les mémoires collectives* gardées par les personnes, les lieux ou les témoins d’événements traumatisants. La représentation finale dans mes oeuvres englobe des noms reconnus mais aussi des littératures et des traditions folkloriques mineures et méconnues du Vietnam, du Cambodge et de la région plus large du Mékong.

Qu’en est-il de l’artisanat et des savoir-faire, y compris ceux des communautés autochtones ?

TNP : Ma formation a été assez rigoureuse, surtout sur le plan technique, ce qui m’a amenée à développer un intérêt profond pour l’artisanat inhérent à la création d’oeuvres. Bien que j’apprécie beaucoup les approches conceptuelles dans la création artistique, il est important pour moi de réaliser moi-même mes oeuvres. Cela peut paraître idéaliste, mais au contact de la communauté Jaraï, j’ai appris à puiser une forme de savoir dans la simplicité de la vie. L’artisanat du peuple Jaraï est largement inspiré par la forêt, puisqu’ils doivent créer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin au quotidien. D’une certaine manière, cela m’inspire. Par ailleurs, comme il s’agit d’une société matriarcale, j’apprends beaucoup de ce type de société dirigée par les femmes, qui offre diverses alternatives en matière d’organisation sociale.

La poésie et la simplicité de la vie quotidienne sont donc très importantes pour vous ?

TNP : J’essaie de garder un équilibre, car comme beaucoup d’artistes issu·es d’un contexte non occidental, il est facile d’être attiré par des thèmes tels que les traumatismes, la violence ou les tensions politiques ancrés dans l’histoire locale. Mais il n’y a pas que cela. La poésie et la simplicité du quotidien résident dans la capacité à voir le sens et la profondeur de chaque aspect de la vie. Cette perspective m’apporte de la joie dans l’acte de création, car la pratique artistique ne peut être dissociée du plaisir de faire. C’est ce qui me donne une véritable liberté dans mon travail.

Crédit photo : Quentin Chevrier

Différentes formes de vie apparaissent dans votre travail : êtres humains, plantes, animaux, rivières. Quel rôle leur attribuez-vous ?

TNP : L’installation vidéo principale de l’exposition s’intitule Reincarnations of Shadows (2025). Elle explore la vie et l’oeuvre de Diem Phung Thi, mais le titre, en lui-même, élargit et résume en quelque sorte mon système de croyances, selon lequel l’image en mouvement a le pouvoir de se métamorphoser et de devenir autre chose. Il en va de même pour les autres éléments vivants et non-vivants. Je ne dirais pas que mon travail est particulièrement lié à l’environnement, mais j’essaie de prendre ces éléments en considération avec le plus de soin possible.

Comment avez-vous découvert l’oeuvre de Diem Phung Thi, et comment avez-vous décidé d’établir un dialogue entre vos pratiques ?

TNP : Mon père m’avait parlé de cette artiste franco-vietnamienne du XXe siècle (1920-2002) qui a créé cette magnifique série de sept modules pouvant être combinés et développés de multiples façons. Mais je n’ai vu son travail qu’en 2010, lorsque j’ai visité son musée dans sa ville natale de Hué. D’une certaine manière, son oeuvre m’a vraiment touchée. J’ai ressenti de la joie et du bonheur dans ses modules. Au fil du temps, je me suis éloignée de cet intérêt initial, jusqu’à ce qu’il refasse surface lors de l’exposition Within / Between / Beneath / Upon au Factory Contemporary Art Centre au Vietnam en 2021, qui invitait des artistes contemporains à dialoguer avec une figure historique qu’ils admiraient. Ce concept a immédiatement ravivé mon intérêt pour Diem Phung Thi. J’ai donc développé une oeuvre vidéo qui a continué à évoluer, jusqu’à aboutir à cette installation vidéo à cinq canaux au Palais de Tokyo.

En conclusion, votre travail combine histoire, mémoire coloniale et mythes oubliés. Comment choisissez-vous les récits que vous explorez dans vos projets ?

TNP : Je choisis les histoires d’abord par intuition. Par exemple, lorsque j’ai découvert l’oeuvre de Diem Phung Thi, elle m’a touchée par sa simplicité et son potentiel de métamorphose. J’explore ensuite la dimension historique, à la fois de manière documentaire et fictionnelle. En ce qui concerne la mémoire coloniale, je m’intéresse à la façon dont elle est transformée à des fins idéologiques et à la manière dont l’esprit des gens peut être manipulé par l’invention d’une histoire officielle construite. J’ai également cet intérêt pour les mythes oubliés, pas seulement au Vietnam. J’ai le sentiment que la culture mythologique et la tradition orale portent encore une certaine part de vérité et de réalité, plus que l’histoire officielle.