Vous avez choisi d’appeler votre installation au Palais de Tokyo « La Elle ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Renée Levi : Pour vous parler du titre « La Elle », il faudrait d’abord raconter pourquoi je donne à mes oeuvres des titres qui portent des noms de femmes. C’est une manière d’honorer la mémoire de toutes les femmes oubliées. Celles qui ont créé une oeuvre et qui n’ont pas eu la possibilité de la montrer*. Celles qui ont tenté de produire un travail qui n’était pas conventionnel et qui n’a jamais été vu. Ou bien très rarement. Celles qui ont été enfermées, internées dans des hôpitaux psychiatriques. Pour cette installation, je n’ai pas choisi un prénom féminin spécifique mais deux pronoms personnels. « La » et « Elle ». Ils s’adressent à toutes. C’est un hommage à toutes ces femmes oubliées.
Nous vous avons invitée à intervenir dans un endroit qui n’est pas à proprement parler un espace d’exposition. C’est un lieu d’accueil et de passage qui a déjà été investi par de nombreux·ses artistes par le passé. Comment avez-vous envisagé cet espace ?
Marcel Schmid : Cet espace est l’entrée du Palais de Tokyo avec ses dimensions monumentales. Parfois, il est intégré aux expositions, parfois c’est seulement un lieu de passage. Nous avons voulu clarifier la situation et montrer qu’il s’agissait d’un espace en soi, qui valait pour lui-même. Nous avons donc décidé de recouvrir tous les murs blancs afin que ces derniers restent réservés aux salles d’expositions et aux murs dédiés à la signalétique du centre d’art. Peindre ces murs, c’était une manière de circonscrire cet espace. Renée a choisi une couleur foncée qui rappelle le béton, un matériau qui est pour elle la substance du bâtiment.
RL : J’ai peint les murs pour me débarrasser de cette convention des salles blanches, un archétype muséal avec lequel j’ai toujours eu du mal. J’ai choisi une couleur qui s’approche de celle du béton, pour rappeler la structure du bâtiment, son aspect brut et dénudé qui donne un caractère très particulier au lieu. J’étais ravie d’être invitée à intervenir dans cet endroit. Bien sûr, j’aurais aussi été contente d’exposer mes toiles dans une salle d’exposition, mais pouvoir investir cet espace, avec autant de liberté, était une expérience incroyable. Avec Marcel nous avons très vite choisi d’investir les vitres et de réaliser un vitrail pour jouer avec la monumentalité de cette façade vitrée. Nous avons voulu réaliser un vitrail très riche, fourni, coloré, pour contraster avec les murs peints. Sur les murs, j’ai tracé des signes blancs. Le blanc est à la fois mon écriture et mon dessin. Il est aussi présent dans la transparence du vitrail. Le blanc, c’est une chose à laquelle on ne pense pas mais qui est toujours là. Je n’avais encore jamais travaillé avec de la peinture blanche en spray.
MS : Au-delà du blanc, il y a aussi la lumière. Ce qu’on voit tout de suite quand on pénètre dans le bâtiment, c’est sa monumentalité. Nous avons donc voulu créer une semi-transparence entre l’extérieur et l’intérieur mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Alors on a décidé d’insérer des points de lumière, des percées qui sont découpées dans la peinture, des trous pour voir l’extérieur, comme si on regardait à travers une longue vue.
Comment avez-vous réalisé le vitrail sur tablette numérique?
RL : J’ai commencé à dessiner sur tablette numérique il y a peut-être trois ou quatre ans lorsque j’étais immobilisée. Je ne pouvais pas dessiner autrement, c’était la seule possibilité pour moi de pouvoir travailler et j’ai trouvé ça incroyable. J’ai réussi à réaliser une grande tapisserie juste en tapotant sur mon téléphone. Pour ce vitrail monumental, j’ai travaillé avec une tablette qui représente l’équivalent d’un format A4. C’est une toute autre technique que de travailler numériquement avec tellement de possibilités, un nombre incommensurable de couleurs et d’outils. Il y a tellement d’options qu’il faut prendre des décisions.
Pour le mur, j’ai eu une vision. J’ai décidé de reprendre un travail que j’avais entamé il y a longtemps autour des « feuilles de tests », des feuilles mises à la disposition des client·es dans les papetteries pour tester les stylos. Les gens gribouillent et laissent une marque anonyme. J’ai commencé à collecter ces feuilles et j’ai repris ces gestes. Je voulais que les gens aient une impression de familiarité, une impression de : « Je peux aussi faire ça. »
Je me suis également intéressée aux sons car dans ce hall, il y a toujours du bruit. Alors j’ai pensé à John Cage, à une forme de simplicité et puis j’ai dessiné, dessiné, dessiné. Il fallait penser à l’échelle. J’ai voulu garder une échelle humaine dans cette monumentalité. Parvenir à conserver une impression de simplicité, un sentiment de : « c’est possible de le faire avec mes mains. »
Le motif que vous avez dessiné est très ondulé. Il y a dans ce geste un écho avec les boucles formées par les lettres de votre prénom, les deux « E » de Renée qui se suivent et évoquent le féminin. Pouvez-vous nous parler de cette modulation et de votre rapport à la boucle ?
RL : Ce geste est entre le dessin et l’écriture. Et j’ai toujours aimé cet entre-deux. J’ai toujours eu envie de prolonger l’écriture. Quand un mot s’arrête, j’ai envie de le prolonger. J’ai toujours aimé les gestes les plus simples. Ce n’est pas une virtuosité que je cherche, au contraire. Je veux qu’on puisse se dire : « Ok, c’est simple, j’essaye aussi. »
L’ondulation est ma forme personnelle du ressenti et de la recherche. Elle est un moment de vie, aussi souvent que je la répète. Je suis ce mouvement de rotation perpétuel et m’approprie
Malgré cette impression de spontané et de simplicité, il y a un travail de maîtrise, de technique. Pouvez-vous aussi nous parler de comment vous avez travaillé avec Noé Nadaud, qui est monteur au Palais de Tokyo et qui vous a guidé sur la nacelle lorsque vous peigniez ?
RL : L’exercice n’était pas facile en effet. Dessiner depuis une nacelle, c’est beaucoup d’aléas, d’imprévus, de surprises. Je n’ai pas vraiment pu faire comme ce que j’avais imaginé. Alors il a fallu accepter, faire avec les contraintes et c’est très bien comme ça. Noé m’a très bien comprise, alors que nous ne nous connaissions pas. Quand je regarde ce mur aujourd’hui, je revois tous nos mouvements sur la nacelle, tous les moments de la création. Là il y a eu un problème, là il a fallu s’arrêter. Je peux revivre cette séquence en revoyant chaque forme.
Est-ce que vous pouvez nous parler de votre collaboration avec Marcel Schmid ? Comment travaillez-vous ensemble ?
MS : Renée c’est l’artiste. Et moi, je sais simplement travailler avec Renée. Je pense que je parviens à comprendre ce qui l’intéresse, ce qu’elle cherche. Je contextualise ses gestes simples. Je m’occupe de l’installation de ses oeuvres.
RL : Pour concevoir mes oeuvres, on discute ensemble. Pour cette installation au Palais de Tokyo, nous n’avons pas eu besoin de grandes discussions, on connaissait l’espace, ce n’était pas nouveau. On a très vite été d’accord ( on est souvent très vite d’accord ). Dans notre collaboration, il y a eu différents temps. Avant j’étais aussi architecte, et maintenant c’est plutôt Marcel qui s’occupe de cette partie. Et c’est une grande chance pour moi, comme ça je peux me concentrer sur le dessin et seulement sur le dessin. Même à l’atelier quand je fais les grandes toiles, c’est Marcel qui fait la construction. Et moi, je peins.