Passé Inquiet est une exposition d’archives et documentaire qui revisite les histoires et les univers croisés des pratiques militantes, artistiques et muséologiques liées aux mouvements de solidarité tricontinentaux et anti-impérialistes des années 1970 et 1980.
Amandine Nana : Pour commencer, pourriez-vous nous raconter comment le projet Past Disquiet s’est développé ?
Rasha Salti et Kristine Khouri : Cette exposition raconte mille et unes bribes d’histoires autour de quatre « musées en solidarité », dits aussi « musées en exil », à travers différents documents d’archives. On a montré l’exposition pour la première fois en 2015 à Barcelone. Puis à Berlin, Santiago, Beyrouth et au Cap. Notre programmation publique à Berlin était par exemple très axée sur l’histoire de l’art et le fait de décentrer les canons de son écriture. On parlait de villes considérées comme périphériques. L’exposition opère justement cette idée. Nous mettons sur le même plan Paris et Gaborone ou Tokyo et Berlin Est. Ce que l’on retrouve aussi dans la circulation de l’exposition. Il n’y a pas vraiment d’entrée ou de sortie définie. Peu importe par où l’on entre, il n’y a pas de hiérarchie donnée. Au début, ce projet n’était pas pensé pour être une exposition. Il a commencé par une enquête en 2008 sur une exposition organisée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth en 1978, en plein pendant la guerre du Liban. On n’en avait jamais entendu parler, mais on était tombées par hasard sur le catalogue dans la librairie d’un galeriste. On a été très intriguées par la manière dont une exposition de cette envergure, avec des œuvres de près de 200 artistes issu·es de trente pays, avait pu avoir lieu dans ce contexte. Lors de notre enquête, on a compris que toutes les œuvres étaient des dons d’artistes du monde entier et constituaient une collection en solidarité avec le peuple palestinien.
Pourriez-vous nous en dire plus sur ce qu’est un musée en solidarité ?
RS & KK. : Cette idée de « musée en solidarité » est née au Chili. En 1970, alors que Salvador Allende gagne les élections présidentielles, il est attaqué par l’extrême droite. Le critique d’art espagnol José María Moreno Galván et le critique d’art brésilien Mario Pedrosa décident de montrer leur soutien à l’expérience qu’incarne Allende en constituant un musée en solidarité avec le Chili. Ils mobilisent alors les ambassades chiliennes dans le monde entier et créent des comités de soutien avec des critiques d’art et commissaires comme Dore Ashton ou Giulio Carlo Argan. En un an et demi, ils réunissent environ 600 œuvres et ouvrent le musée en 1972. Avec le coup d’État d’Augusto Pinochet en 1973, certaines œuvres sont cachées et d’autres sont spoliées par la junte militaire. Les personnes impliquées dans le projet sont en exil, à Cuba, au Mexique ou encore en France. Dès 1975, elles reprennent contact et décident de créer des comités de soutien en résistance à la junte militaire du général Pinochet. Ces comités sont établis partout dans le monde et chaque comité est chargé de constituer une collection pour ce qu’ils appellent « Le musée de la résistance ». Il est perçu comme un musée en exil. C’est-à-dire que les collections sont destinées à voyager jusqu’à ce que la démocratie soit restaurée au Chili. Les collections circulent donc partout dans le monde, jusqu’en 1990 et la fin de la dictature. Après l’élection du président Patricio Aylwin, l’État promulgue une loi pour la création d’une fondation Salvador Allende et toutes les collections reviennent au Chili. Cette fondation constitue le Museo de la Solidaridad Salvador Allende aujourd’hui à Santiago.
AN. Quelles sont les deux autres musées en solidarité que vous présentez dans l’exposition ?
RS & KK. On a constaté qu’il y avait beaucoup d’intersections et de liens entre cette collection et celle en solidarité avec le peuple palestinien. Et ces artistes étaient notamment aussi impliqué·es dans la constitution de deux autres musées en solidarité. Tout d’abord, celui de L’art contre/ against l’apartheid à l’initiative d’Ernest Pignon Ernest et Antonio Saura (en exil à Paris à cause de la dictature du général Franco en Espagne). La première exposition a lieu en 1982, la dernière en 1993. À la fin du régime de l’apartheid, la collection est rapatriée en Afrique du Sud. Elle est aujourd’hui dans les archives de l’University of Western Cape. ll y a aussi la collection constituée en soutien à la révolution sandiniste au Nicaragua. Il y a eu une grande exposition à Madrid, Paris et Managua. Aujourd’hui elle n’est plus visible pour la protéger de la corruption et de la cupidité du gouvernement de Daniel Ortega. Quant à la collection en soutien au peuple palestinien, elle se constitue en 1978 et circule un peu dans le monde. En 1982, alors que l’armée israélienne assiège Beyrouth, notamment pour déloger l’OLP, une partie de la collection est détruite pendant les bombardements. Certaines œuvres sont sauvées, d’autres placées chez des particuliers, mais le destin de cette collection reste inconnu. L’OLP quitte définitivement le Liban en 1982 et les instances chargées de cette collection sont dissoutes. L’attribut « inquiet » du titre de l’exposition renvoie à la nature instable de ce passé, à ses blessures, ses déceptions, ses trahisons et, en même temps, à son refus de se taire, d’être réduit au silence, ou d’être rejeté et mis en boîte. L’inquiétude est aussi notre immunité contre la nostalgie. L’exposition est une invitation à faire le point et à réfléchir sur les échecs de ces impressionnantes mobilisations de l’imaginaire, de la créativité et de l’action audacieuse. Dans l’ensemble, l’exposition s’articule autour de deux axes : l’histoire de ces collections et l’histoire des réseaux des artistes. Il y avait de vrais liens de solidarité entre des artistes du monde entier. En racontant cette histoire, dans le contexte de la guerre froide, le nombre d’activités entreprises en lien avec ces collections se démarque des récits que nous avons de cette période. On se rend compte que des villes comme Berlin Est ou Varsovie étaient autant des cœurs battants de ces actions solidaires que Paris. Tout ce pan de l’histoire de Paris comme capitale de travail politique est peu raconté. C’est quelque chose qu’on essaie de mettre en valeur dans cette édition de l’exposition. Il y a aussi un passé du Palais de Tokyo qui surgit dans l’exposition. Quand il était le Musée d’art et d’essais, il a accueilli plusieurs expositions citées dans Passé inquiet, comme l’exposition en soutien au Nicaragua en 1981.
RÉVOLUTION SANDINISTE AU NICARAGUA : Le Nicaragua, pays d’Amérique centrale, est l’un des points chauds de la guerre froide. En 1979, le Front sandiniste de libération nationale, une organisation politico-militaire socialiste inspirée par la la lutte du général Augusto Sandino, prend le pouvoir. Cet événement met fin à la dictature de la famille Somoza après 43 années au pouvoir mais entraîne une guerre civile. Les États-Unis mènent alors une guerre souterraine par l’intermédiaire de mercenaires du Honduras afin de renverser le nouveau régime sandiniste, membre de l’Internationale socialiste. L’affaire est portée devant la Cour internationale de justice de la Haye qui ordonne à Washington d’arrêter « l’usage illégal de la force ». L’actuel président du Nicaragua, Daniel Ortega, en poste depuis 2007, est un ancien de cette révolution. Les idéaux de redistribution des richesses et d’égalité sociale portés par les sandinistes ont été bafoués au profit d’un régime dictatorial mettant en place une répression féroce contre celles et ceux qu’Ortega appelle les « ennemis intérieurs ».
LE COUP D’ÉTAT DE PINOCHET AU CHILI : L’année 1973 marque la fin brutale de la voie socialiste au Chili, avec le coup d’état contre le gouvernement d’union populaire de Salvador Allende en place depuis 1970. Devant l’issue qu’il sait inéluctable, le président se donne la mort en envoyant au peuple chilien un dernier message radiophonique pour inciter les Chilien·nes à la résistance. Le régime autoritaire et conservateur qui prend alors le pouvoir sous la présidence du général Augusto Pinochet est connu pour ses multiples atteintes aux droits de l’homme (plus de 3 200 mort·es et « disparu·es », autour de 38 000 personnes torturées, plusieurs centaines de milliers d’exilé·es). Dans le contexte de la guerre froide, ce régime reçoit le soutien de l’Ouest pour sa politique économique néolibérale. Plus de trois décennies après la fin de sa dictature, son autoritarisme néolibéral hante toujours une société chilienne qui doit relever des défis mémoriels et sociaux.
L’APARTHEID EN AFRIQUE DU SUD : En 1948, le Parti national remporte les élections législatives. Ce parti est né du sentiment nationaliste des Afrikaners, des Blanc·hes d’origine néerlandaise, française, allemande ou scandinave. C’est le début de la mise en place d’une politique de ségrégation raciale qui vise à maintenir la prédominance de la population blanche minoritaire : interdiction des mariages interraciaux (1949), création de zones urbaines d’habitation afin de réserver les centres-villes aux Blanc·hes, classification de la population en groupes raciaux (1950), instauration de la ségrégation raciale dans les transports, les écoles et les lieux publics (1953). Les manifestations pacifiques sont réprimées dans le sang par la police (massacre de Shaperville en 1960 et de Soweto en 1976). L’African National Congress (ANC), parti fondé en 1912, est interdit (1960). Son leader Nelson Mandela est condamné à la prison à vie (1964), notamment accusé d’entretenir des liens avec le communisme. Il évite la peine de mort grâce à l’intervention de l’ONU. À partir de 1984, le régime d’apartheid se fissure peu à peu. Une nouvelle constitution donnant place à une représentation des communautés non blanches est adoptée (1984). L’interdiction de l’ANC est levée et Nelson Mandela libéré (1991). Les lois raciales sont abolies (1991) et Nelson Mandela est élu président de la République (1994). Mandela choisit la voie du compromis et non celle de l’affrontement et du départ des Blanc·hes d’Afrique du Sud, suivant comme ligne politique l’inclusion de toustes afin de casser la « logique d’un peuple autrefois victime qui devient bourreau ». Tout au long de la guerre froide, les États-Unis ont soutenu le régime d’apartheid. Si l’Afrique du Sud est un pays émergent, démocratique et libre, les structures socio-spatiales héritées de la colonisation et de l’apartheid sont loin d’avoir été transformées en profondeur.
L’ORGANISATION DE LIBÉRATION DE LA PALESTINE (OLP) : L’OLP est une organisation palestinienne politique et paramilitaire. Elle est créée à Jérusalem en 1964 et affiche un objectif : représenter les intérêts des Palestinien·nes et lutter pour l’établissement d’un État indépendant.
Chronologie parcellaire de l’OLP :
-1920 : après la défaite de l’Empire ottoman, la Société des nations (ancêtre de l’Organisation des Nations unies, ONU) confie au Royaume-Uni un mandat colonial sur la Palestine.
-1948 : David Ben Gourion proclame l’État d’Israël. Les pays arabes de la région déclarent la guerre à Israël. 750 000 Palestinien·nes sont expulsé·es. Cette date est connue comme la «Nakba» [catastrophe] pour les Palestinien·nes.
-1964 : sous l’impulsion du pouvoir égyptien, l’OLP voit le jour. Elle se compose de plusieurs mouvements, dont le Fatah fondé par Yasser Arafat, le Front populaire de libération de la Palestine et le Front démocratique pour la libération de la Palestine.
-1967 : après la guerre des Six Jours, l’occupation par les forces armées israéliennes de la bande de Gaza et de la Cisjordanie contraint 500 000 Palestinien·nes à l’exil. Cette défaite renforce le rôle de la guérilla palestinienne. Le nationalisme palestinien prend le pas sur le nationalisme arabe.
-1974 : l’OLP est reconnue par les Nations unies. Son leader Yasser Arafat exprime le but de l’Organisation : la création en Palestine d’un État démocratique où toustes pourront vivre dans la justice, l’égalité et la fraternité. L’OLP est reconnue comme représentante légitime et unique du peuple palestinien.
-1987 : début de la première Intifada : les Palestinien·nes des territoires occupés se soulèvent contre les autorités d’occupation et font face à la répression de l’armée israélienne.
-1993 : l’OLP et le gouvernement israélien signent les accords d’Oslo, reconnaissant le droit d’Israël à une existence en paix et sécurité et l’OLP comme représentante légitime du peuple palestinien. L’assassinat du premier ministre israélien Yitzhak Rabin par un militant juif extrémiste religieux ainsi que les scissions de la vie politique palestinnienne contribuent à enterrer ces accords.