Conversation entre mountaincutters, artistes de l’exposition Morphologies souterraines, et Adélaïde Blanc, curatrice de l’exposition, le 2 juin 2023.
Adélaïde Blanc : Pour commencer, pourriez-vous présenter votre parcours et ce qu’est l’entité mountaincutters ?
mountaincutters : Il a été important pour nous de nommer l’entité que nous formons. Nous avons travaillé ensemble aux Beaux-arts de Marseille pendant cinq ans et nous avons passé nos diplômes de troisième et de cinquième années en duo. Cela a commencé assez tôt et nous n’avons pas eu de pratique artistique individuelle. Nous avons donc eu besoin de nommer cette pratique. Celle de deux corps réalisant des gestes différents, complémentaires. La partie « mountain » est liée à la géologie, au sol, à ce qui nous tient debout. C’est le contexte, l’environnement. Et la partie « cutters » est quant à elle plutôt liée au geste, à l’action, au fait d’être actif·ve dans cet environnement. Ce nom a aussi été important par rapport à l’école dans laquelle nous étions, imbriquée dans les Calanques de Marseille, dans le parc national qui est très blanc, très minéral. La géologie, le minéral, ont été très importants dans notre travail. Au début, on allait beaucoup arpenter les lieux à l’extérieur. Nous allions creuser et mouler des trous que l’on ramenait dans l’atelier. Nous avions aussi envie que notre nom parle à tout le monde. C’est pour cette raison que nous avons choisi l’anglais. Cela permettait aussi qu’il ne soit ni féminin ni masculin, qu’il reste anonyme.
Ça nous faisait du bien que notre entité individuelle et civile soit finalement dégagée de ces questions pour se concentrer sur l’acte de faire, la création d’une communauté qui pourrait agir ensemble dans un environnement.
AB : Avec quel type de matériaux avez-vous l’habitude de travailler depuis vos études ? Pourriez-vous aussi nous indiquer votre mode opératoire dans le choix de ces matériaux ?
m : Le mode opératoire et le choix des matériaux sont très liés parce que nous avons une pratique de l’installation in situ. Le lieu est considéré comme une matériologie que nous utilisons. Les matériaux sont construits par rapport à notre parcours, le contexte dans lequel nous avons évolué. Nous utilisons principalement de l’acier, de la céramique, de la terre, de l’argile et du verre. Ce sont souvent des matériaux qui se transforment avec le feu. Nous avons commencé avec de la terre très brute. Puis, c’est devenu la terre avec le feu. Par principe de fusion des minéraux et de chimie, en réalisant nos propres recettes d’émaux, mélanges d’oxydes et de matières premières. Jusqu’à expérimenter le verre, qui est une technique elle aussi très précise, et qui se travaille plus dans le vif du chaud. Progressivement nous sommes passés du cru au cuit. Notre matériologie s’agrandit à chaque nouveau projet. Nous avons des matériaux qui nous suivent. Il y a l’acier qui est pour nous un support, une structure fonctionnelle. Comme une ossature ou un prolongement du corps qui permet de faire fonctionner un système d’objets et de matières dans l’espace. Nous avons également un travail d’atelier qui passe beaucoup par le dessin, ainsi qu’une pratique de glanerie. Nous allons chercher des objets qui ont une charge, une mémoire, des objets qui sont liés à des enjeux qui nous intéressent. Nous venons les greffer à nos sculptures pour les confronter à d’autres matériaux et références et ainsi faire travailler une mémoire de façon différente, peut être de manière fictionnelle. Que ce soit à l’atelier ou dans l’espace d’exposition, ce qui nous importe est la manière dont ces matériaux viennent se déposer dans l’espace et comment on laisse les gestes et les incidences s’y propager. C’est pour nous une mise en relation, une filiation fictive d’éléments qui n’auraient peut être pas dû se rencontrer parce qu’ils appartiennent à des temps différents. Il y a dans notre travail cette idée que le corps est une sorte de territoire biologique à travers lequel il est possible de remonter dans le temps. L’anatomie est une sculpture qui s’est développée tout au long de l’évolution humaine. C’est cette modification de la structure humaine qui est dans l’exposition reliée avec des choses plus externes, par exemple des matériaux bruts comme le cuivre, un matériaux très conducteur, mais aussi des images archéologiques, des statuettes, des références au Paléolithique. Comme une fouille qui se formalise.
AB : Pouvez-vous raconter quelles situations ont été à l’origine du projet de votre exposition ?
m : Notre exposition a été dictée par le lieu qui l’accueille. Il est constitué de deux typologies d’espace que nous avons fusionnées en abattant une cloison. Dans l’espace du Tarmac, nous avions la sensation qu’il y avait quelque chose de très structurel. Ses colonnes évoquaient beaucoup les questions de fragilité de la structure, et donc pour nous, également la fragilité des corps. Le second espace, plus blanc, plus lisible, peut être plus neutre, se prêtait quant à lui au développement horizontal. L’idée de l’archéologie pouvait s’y développer et ainsi créer un moment de bascule entre corps, environnement et origine. L’enjeu du climat a aussi influencé notre projet . Pour cette saison d’expositions, le sens de circulation est inversé au Palais de Tokyo. Le public pénètre par les sous-sols et tous les espaces habituellement les plus visibles, remplis de lumières et donc de chaleur, sont laissés vides. Nous avons souhaité travailler les questions de fluides et de températures à travers la présence de thermomètres dans l’espace. Ce sont des indicateurs indiciels, ils nous donnent une information, mais demeurent en même temps de simples détails dans un espace aussi grand . Le public sera amené, ou non, à le découvrir. La question de la température est toujours à la fois inquiétante et invisible. Nous avons souhaité travailler autour de la question des normes PMR (Personnes à Mobilité Réduite). Notre travail est parcouru par la question des corps défaillants que nous envisageons comme quelque chose de positif, comme un vecteur de production de formes et d’énergie. Dans l’espace d’exposition, il y a un passage à niveau qui est matérialisé par une rampe PMR. Nous avions envie de lui donner une place centrale, ou du moins très importante, dans ce projet. Cette rampe, habituellement utilisée seulement par les PMR, devient ici le seul passage possible, quels que soient les corps. Il y a eu cette intention de vouloir la rendre sculpturalement visible dans l’espace, qu’elle soit porteuse d’une énergie, dans la mesure où le laiton est une matière très conductrice. Avec le passage du public, cette rampe va s’altérer, elle n’aura plus la même lisibilité. Nous souhaitions montrer l’incidence des corps qui passent, mais aussi celle des roues des poussettes et des fauteuils roulants.
AB : Qu’est ce que sous-tend cette installation faite de différentes zones, de différentes énergies qui se rencontrent ? Pouvez-vous nous parler de la multiplicité des anatomies, des stratégies d’adaptation des corps d’humains et d’animaux ?
m : La vidéo du poisson trépied présentée dans l’exposition est très importante dans le processus de notre travail. Elle est arrivée très tôt dans le projet. Le poisson trépied est un animal qui vit dans les abysses. Son trépied sort de son corps tout en faisant partie de son anatomie. Il lui permet de se poser sur le sol. Il est une sorte de prolongement de sa nageoire. Il fait écho à la question de « l’organisme environnement » développée par Tim Ingold, une réflexion qui traverse notre travail et nos recherches. Ces deux mots sont fusionnés – de la même manière que nous avons fusionné « mountain » et « cutters » – pour souligner qu’un organisme ne peut pas être envisagé sans l’environnement dans lequel il est inséré. Organisme et environnement ne forment qu’une seule entité. Ce poisson, en développant son système de trépied, a créé ses propres outils. Il a développé une forme sculpturale lui permettant de survivre dans un environnement hostile. Il fait ainsi le lien avec la question de la défaillance des corps dans l’exposition.
Nous avons deux corps qui sont différents, et ce sont ces deux corps qui ont dicté notre pratique.
Nos sculptures sur roulettes sont nées de l’un de nos deux corps qui ne pouvait plus faire ce qu’il pouvait réaliser précédemment, d’un corps qui n’avait plus la même mobilité et qui avait besoin d’être soutenu. Ce poisson résonne avec cette histoire.