Conversation entre Laura Lamiel, artiste de l’exposition Vous les entendez ?, et Yoann Gourmel, curateur de l’exposition, le 30 mars 2023.
Yoann Gourmel : Du miel sur un couteau qui ouvre ton exposition au Palais de Tokyo est une pièce emblématique du processus de collecte et de composition dans ton travail. Elle a été pensée dans le cadre d’une exposition chez Cahn Contemporary à Bâle en 2021 pour laquelle tu étais invitée à intégrer dans tes installations des pièces archéologiques. Pourrais-tu revenir sur la création de cette pièce dans laquelle des cartouches de protoxyde d’azote mais aussi des objets en métal parsèment une sorte de tapis de verre brisé?
Laura Lamiel : Au niveau du métro Hoche, j’ai trouvé dans le caniveau deux petites cartouches métalliques et j’ai trouvé ces objets fascinants. L’attention ou le regard porté sur de petites choses est souvent un déclencheur dans mon travail, qui se déploie ensuite en ondes concentriques. J’en ai ramassé de plus en plus et j’ai commencé à les accumuler dans l’atelier. Je me suis rendu compte que cet objet était très beau en lui-même. C’est un objet un peu contradictoire, à la fois extrêmement beau et terriblement dangereux. Je ne savais pas ce que c’était. J’ai appris seulement plus tard que les jeunes se shootent avec le gaz contenu à l’intérieur. Ces contradictions m’intéressent.
Je me suis alors souvenu de la formule d’un moine tibétain qui, à la question de ce qu’était pour lui la sexualité, avait répondu : « du miel sur un couteau ».
J’ai trouvé cette image très belle. Petit à petit, j’ai commencé à ramasser et à casser des verres que je disposais au sol dans l’atelier. Une fois éclairés, se produit sur eux un effet de ruissellement très séduisant de la lumière, mais quand on regarde de près, ils restent coupants et dangereux. J’ai basculé une chaise en équilibre sur un pied au milieu de cet océan de verre. On ne peut pas s’y asseoir parce qu’elle est posée sur un pied, penchée, inaccessible. Et j’ai continué ainsi à monter la pièce dans l’atelier. Je mets longtemps à construire une pièce, afin qu’elle ait plusieurs niveaux de lecture, de contradiction. Je travaille sur des pôles de tension et j’ai besoin de ces contradictions. J’ai alors commencé à aller régulièrement chez Emmaüs pour y acheter des objets coupants en métal que j’ai placés dans la pièce. Je n’ai pas forcé sur les objets archéologiques de Cahn, juste quelques verreries irisées. Ce qui était important, c’étaient les objets en métal, et d’autres que j’ai cassés, des verres, plus grands, qui sont venus articuler et composer la pièce.
YG – Il y a donc ce moment de collecte, fruit du hasard et de l’attention que tu portes à de petites choses et des choix que tu opères dans un second temps.
LL – Oui, la composition arrive après.
YG – Quel rôle joue le miroir dans celle-ci ?
LL – Le miroir se trouvait sur place, dans l’espace d’exposition et je l’ai gardé. Cette pièce a intérêt à aller très loin, dans un infini. J’aime quand les pièces ont une dimension un peu métaphysique et partent dans d’autres espaces. J’ai choisi d’en ajouter un au sol, pour multiplier à nouveau l’espace.
YG – Ton travail s’inscrit depuis ses débuts dans une recherche sur la lumière, la peinture, la composition inspirée de l’art minimal et de la peinture monochrome. Tu as par la suite commencé à intégrer des objets trouvés, porteurs de vécus, d’affects ou de relation au monde du travail. Comment intègrent-ils ce travail de composition ?
LL – Je parle de composition mais c’est une grammaire que j’ai en tête. C’est-à-dire que je ne positionne pas un objet comme ça. Cela me demande du temps pour faire dialoguer les écarts entre les objets. C’est le cas par exemple pour les marottes en fer que j’ai ajoutées à la pièce.
YG – Une façon pour toi d’introduire un rapport au corps, à l’échelle humaine ?
LL – J’ai du mal à en parler. Tout d’un coup c’était juste. Les marottes sont comme des têtes en métal, elles étaient parfaites dedans.
YG – Tu conçois patiemment tes pièces dans l’atelier. Elles ont une forme que tu détermines, que tu travailles, puis il y a leur passage dans l’espace d’exposition où tu opères encore des modifications. Tu dis d’ailleurs que l’espace est l’extension de tes pièces. Celle-ci va ainsi être “adaptée” pour l’exposition dans d’autres dimensions.
LL – On peut dire que cette pièce a des dimensions variables, mais elle ne bougera pas trop. Elle va être amplifiée.
YG – Tu en modifies donc l’échelle ?
LL – Oui. La question de l’échelle dans mon travail est capitale. J’ai besoin d’un aspect architectonique très construit pour ensuite permettre différentes lectures plus rapprochées. L’attention aux détails est déterminante. Dans cette pièce-là, il y a toute une série de petits porte-plumes gris qui viennent donner une échelle encore plus fine. Et puis, le porteplume c’est l’outil avec lequel je dessine, cela crée donc des échos entre les pièces qui seront présentées dans l’exposition.
YG – En pénétrant dans l’exposition, avant même de voir les œuvres, nous serons accueilli.es par du son. Un son un peu lointain, qui évoque des bruits de pas dans la neige mais qui se révèle être quelqu’un qui écrase du verre.
LL – Oui, j’ai vraiment écrasé du verre.
YG – Cela m’amène à te poser la question du titre de l’exposition, Vous les entendez ?, emprunté à un livre de Nathalie Sarraute. Lors de nos premières conversations il y a presque un an maintenant, tu disais que cette phrase avait été pour toi un déclencheur pour l’organisation de l’exposition. Tes œuvres évoquent pourtant davantage le silence que le bruit.
LL – Pour Du miel sur un couteau, il a fallu casser du verre, assez violemment, au marteau. J’ai enregistré le son du verre cassé, qui ressemble à de la pluie aussi. Mais Vous les entendez ?, c’est une question philosophique, c’est-à-dire :
vous les entendez, toutes ces identités multiples de notre humanité ? À la fois la personne qui se shoote avec cette petite cartouche de gaz et celle qui décide, comme ce moine, d’être à l’écart des jouissances immédiates.
L’exposition s’est construite à partir de ces multitudes d’états d’être au monde. Ce questionnement autour de ces identités qu’on ne voit pas ou qu’on n’entend pas justement est un pas en avant dans mon travail. Plus j’avance en âge, plus ces questions existentielles se posent.
YG – Des questions non seulement existentielles mais sociales également qui me semblent plus affirmées dans tes dernières pièces. C’est le cas de la pièce Dans les plis, une sculpture en métal de sept mètres de long, qui pourrait évoquer une bibliothèque dont les rayonnages sont remplis de tissus comprimés.
LL – Je l’ai appelée Dans les plis, parce que j’ai passé mon temps à introduire des tissus, longuement, dans chaque cellule. Et il y a des plis, des plis, des plis, des plis. Cette pièce part aussi d’une collecte, liée à cette attention flottante aux choses qui nous entourent. En achetant des carnets de dessin, j’ai trouvé un carré de tissu. J’en ai acheté un puis deux puis trois puis dix, et là il y en a peut-être 300 kilos… Esthétiquement, ces tissus me ravissent. Ils sont comme des sculptures. J’avais toujours eu envie de faire cette pièce et j’ai pris la décision de la monter comme une bibliothèque. Comme une fresque aussi, mais ce n’est peut-être pas le bon mot.
YG – Tu crées à nouveau une mise en tension entre cette structure en métal rigide et imposante et ces tissus fluides mais contraints à rentrer chacun dans leur boîte sur lesquels on peut lire rien n’est à faire, tout est à défaire.
LL – C’est une métaphore un peu lourde, mais on pourrait dire que les femmes ont toujours été contraintes, et que le linge fait aussi partie de ces contraintes. Ce linge, ces compressions, c’est une métaphore d’une condition dans laquelle « rien n’est à faire, tout est à défaire ». Cette condition-là est bel et bien à défaire. Cette phrase vient à nouveau de mes lectures de ce moine tibétain à qui l’on demande : la société va mal, que faut-il faire ? Rien n’est à faire, tout est à défaire.
YG – La monumentalité de cette œuvre engage un rapport particulier au spectateur, à son corps. Ce rapport au corps, à sa présence, n’apparaît pourtant qu’en creux dans ton travail, signifié dans des objets, des éléments, des détails, comme les marottes.
LL – Ou les chaises. Bruce Nauman a écrit des textes absolument magnifiques sur la chaise. C’est la présence du corps, la chaise, c’est le corps absent. Dans les plis démarre avec une chaise posée à côté de la bibliothèque.
YG – La chaise est un élément qui parcourt ton travail.
LL – Oui, c’est un vocabulaire personnel qui produit un effet de marquage : ça marque la présence du corps. Il y aussi, posés au sol deux petits pieds en fonte très lourds, dont la présence était nécessaire avec les tissus.
YG – A nouveau, ce sont ces éléments, ces détails, qui viennent contredire la frontalité et la monumentalité de la pièce.
LL – Oui, ce sont les détails qui pèsent pour moi. La pièce se termine parce que tout d’un coup, les deux petits pieds sont là, dans ce grand espace banc, et tout d’un coup la pièce est faite. C’est curieux. C’est un moment que j’aime beaucoup, ça finalise la pièce. Elle perd son aspect autoritaire par quelque chose qui arrive.
YG – Une fois la pièce achevée, comment s’opère le passage de l’atelier à l’espace d’exposition ?
LL – Je travaille par accumulation d’un vocabulaire particulier : des petites choses qui prennent place. Et je travaille ensuite à échelle 1 dans l’atelier. Disons donc qu’il y a l’expérience de l’atelier pendant laquelle je reste longtemps à travailler chaque pièce. Il y a ensuite une autre réflexion de l’espace qui travaille avec les pièces. Je ne travaille pas indépendamment des œuvres. Si j’avais eu un autre espace du Palais de Tokyo, j’aurais créé une autre exposition, un autre ensemble. Je n’arrive pas avec quelque chose que je pose. C’est capital d’ailleurs, je ne vois pas comment ni la lumière ni les notions d’espace peuvent être occultées.
YG – La lumière est d’ailleurs un autre élément récurrent de ton vocabulaire, avec l’intégration fréquente de tubes fluos blancs dans tes œuvres. Dès tes premières visites dans l’espace d’exposition, tu as souhaité que les œuvres soient présentées dans une relative obscurité et qu’elles s’éclairent elles-mêmes.
LL – Un mauvais éclairage peut tuer une pièce. Mes œuvres, parce qu’elles nécessitent un niveau de lecture rapproché, une attention aux détails, ne demandent pas à être violemment éclairées. Travailler la lumière est absolument vital, c’est comme si je travaillais avec des pinceaux. J’intègre donc la lumière et je sais exactement quand une œuvre vibre ou pas. C’est comme une densité : la pièce devient très dense ou se délite.
YG – De la page 3 à la page rouge est une des premières pièces que tu as envisagée pour l’exposition. Une pièce au sol composée de piles de livres que tu as peints en rouge, de plaques en verre avec des mots gravés et des miroirs. Pourrais-tu revenir sur cet emploi des livres dans ton travail et dans cette pièce en particulier ?
LL – Ma mère était prof de lettres. Plus jeune, j’ai beaucoup aimé sa bibliothèque. J’ai remarqué que la tranche de certains livres était rouge. J’ai commencé à en avoir, un peu par accumulation. Quand vous m’avez fait la proposition pour le Palais de Tokyo, je me suis dit que ça m’intéresserait de créer une pièce au sol avec ces tranches. Et j’ai commencé à ramasser des livres, beaucoup, et à les peindre.
YG – Les livres que tu as collectés à ce moment-là n’avaient donc pas forcément les tranches rouges ?
LL – Non, il y en a, mais je n’en ai pas trouvé tant que ça. Donc j’ai accentué le processus, avec plusieurs rouges, comme un peintre. Ça m’a pris plus de deux mois de faire cette collecte et de peindre les livres. François [Piron] m’avait donné « Comment j’ai écrit certains de mes livres » de Raymond Roussel avec une très belle couverture rouge. Je me suis dit qu’il fallait aller au bout de cette absurdité et coller des livres, parce que chez Roussel il y a aussi quelque chose qui tient de l’absurdité.
YG – En peignant ces livres, en faisant en sorte qu’on ne puisse plus les lire, tu effaces toute référence au texte, au langage. Il ne reste plus que le signe de l’objet-livre, comme une brique, un parallélépipède.
LL – Je suis partie de ce petit objet à la tranche rouge pour faire une pièce très composée, avec des rouges très forts. Mais j’ai gravé sur des plaques de verre, qui vont venir sur ces livres, des titres de livres de Roussel qui vont se refléter dans le miroir : des doubles de titres. Donc le langage réapparaît. C’est comme si Roussel avait été un passeur pour moi, un passeur d’absurdité. Mais je suis aussi dépassée quand je crée, la pièce l’emporte. Le fait d’avoir eu le livre de Raymond Roussel entre les mains a amplifié la démarche. Après, à la limite, je ne veux plus le lire, parce que ça m’empêcherait d’être dans mon propre égarement et dans mon propre langage.
YG – Tu n’avais donc pas Roussel en tête à l’origine ?
LL – Au départ non.
YG – Tu la penses comme un hommage à Roussel aujourd’hui ?
LL – Hommage c’est peut-être un peu fort, c’est plutôt un accompagnement… Il y a de l’absurdité dans notre monde et je m’en rapproche avec une pensée rhizomatique, insensée. Mais la pièce a son énergie propre. Il faut être à l’écoute, laisser macérer, laisser du temps. Je ne cherche pas à lire Roussel de la page 1 à la page 150, pas du tout. Au moment où je dis « à la page rouge », je m’envole.
YG – Ce n’est jamais littéral.
LL – Jamais, même Nathalie Sarraute, je ne cherche pas à la lire mot à mot. Je les laisse de côté pour travailler sur mes propres rhizomes.
YG – Dans l’exposition les valeurs chromatiques sont très affirmées. Le jaune de l’encens, le blanc de Meudon sur les parois en verre de certaines cellules, celui des tubes fluos, des tissus ou du coton, les différents rouges de tes dessins et de tes peintures fixées sous verres. Ces dernières sont encadrées, accrochées au mur, affirmant leur bidimensionnalité, leur frontalité.
LL – Les peintures fixées sous verre sont des peintures colorées abstraites qui provoquent une distance. Bacon mettait des verres sur ces peintures, parce qu’il voulait que les spectateurs s’y reflètent. Dans les fixées sous verre, il y a quelque chose de cet ordre. Je me suis remise avec un grand bonheur sur ces grandes peintures avec lesquelles j’ai l’impression d’avoir réconcilié des choses antérieures, de l’ordre du recouvrement et des choses qui viennent du travail dans l’espace, des strates, des transformations, des projections. Comme si la peinture abstraite permettait des états mentaux différents.
YG – Et le fait de travailler avec le rouge, ce sont les dessins qui t’y ont amenée ?
LL – Oui, cette exposition est un ensemble. Je dessine en général 3 à 4 heures par jour. Je ne suis pas du tout quelqu’un de la narration. Je voudrais être dans des états mentaux différents. Même le constat des événements politiques, ce n’est jamais au premier degré. C’est toujours un écho d’un événement ou d’une lecture. Le seul moment où je lâche dans la figuration, dans la représentation, c’est le dessin. Dans le dessin, il y a quelque chose de ce que j’appelle mes périphéries, de plus intime, mais c’est circonscrit au dessin. La série intitulée Territoires intimes comprend des dessins de bouches ouvertes, de poumons, de langues… Il y a une forme de violence aussi et je ne suis arrivée là que tardivement. Lâcher ce genre de chose, le donner a été un peu bizarre pour moi. Le dessin a été réconciliateur d’une parole que je n’arrivais pas à donner. Mais ça me plaît de plus en plus. En fait je n’ai plus d’a priori. Il faut simplement que les pièces soient très achevées.
YG – Cette intimité des motifs est contrebalancée par le protocole que tu t’es fixée pour les réaliser : une dimension définie, une couleur, une technique.
LL – Je me suis donné un protocole car cela me procure un esprit plus analytique. Par exemple, si je fais une bouche ouverte, sur plusieurs formats, différents médiums, je vais partir dans plein de directions. Un protocole me permet d’être plus analytique.
YG – J’aimerais que tu reviennes sur ta pratique de la vidéo qu’on connaît très peu de toi.
LL – C’est aussi pour moi quelque chose de très intime. Mais là, je me suis dit pourquoi ne pas ouvrir des fenêtres.
YG – Peux-tu me parler de cette vidéo que tu as tournée en Inde intitulée Multitudes ?
LL – C’est une vidéo que j’ai faite à Bénarès, sur les rives du Gange. J’avais fait un rêve où j’étais dans une barque et je voyais une rive, pleine de cendres, complètement déserte. J’accostais et il y avait des os, etc. Quand je suis allée à Bénarès, il y avait cette rive, mais ce n’était pas de la cendre, c’était du sable, mais il y avait des os. J’ai placé ma caméra de l’autre côté, à plusieurs centaines de mètres, et j’ai filmé cette rive. Les Indiens traversent le Gange, se promènent, dans un sens, dans l’autre. C’est une multitude de gens, qui passent dans un sens, dans l’autre.
YG – Effectivement, c’est un mouvement constant au sein d’un plan fixe.
LL – Oui, un mouvement lent. J’aime beaucoup les plans fixes, une forme de cadrage très simple dans lequel il y a beaucoup de détails, des chevaux qui passent, des rassemblements, des activités incompréhensibles, car on ne sait pas où on est. Le fleuve est toujours hors champ. Il y a une seconde vidéo, qui est son pendant, filmée de nuit, intitulée Les Passeurs, dans laquelle on distingue uniquement des barques, des gens qui passent sur le fleuve, que l’on distingue à peine.
YG – Pourrais-tu revenir sur les “cellules” qui marquent un tournant dans ton travail ?
LL – Ce tournant vient peut-être d’un geste que j’ai eu au musée de Grenoble en 2000. J’ai commencé à me détacher du tableau et du mur. Je ne sais pas comment j’ai pu faire ça toute seule, j’ai attrapé deux plaques en cuivre et je les ai réunies avec des serre-joints pour en faire un angle. Cela a déclenché un processus qui a mené au travail sur les cellules blanches.
YG – Ce geste s’inscrivait aussi dans une réflexion que tu pouvais déjà avoir sur l’espace pictural et la volonté d’en sortir. Tu ne cherches pas à cacher la manière dont les choses sont produites. Tes pièces se refusent à toute théâtralité, à tout caractère illusionniste.
LL – Non, c’est même une nécessité. Un geste peut être déterminant : des serre-joints déterminent le fait d’aller dans l’espace. D’ailleurs, je ne peux plus m’en passer et ça me pose beaucoup de problèmes ! Mais je sais maintenant passer de l’espace de l’installation aux petits dessins. Les choses peuvent se mettre ensemble, s’articuler et ça me donne un éventail de possibilités beaucoup plus grand.
YG – Considères-tu les cellules comme des architectures ?
LL – Je n’utilise pas le mot architecture dans mon travail. Je ne suis pas dans le travail de l’architecte et je n’ai jamais vraiment voulu de scénographe ou d’architecte pour mes expositions.
YG – Les cellules définissent des espaces inhabitables à l’échelle du corps. On n’y pénètre pas, on tourne autour, on s’y reflète. Comment as-tu commencé à intégrer du verre espion dans leur composition ?
LL – Le verre espion a été une découverte incroyable pour moi. J’aime beaucoup sa violence et sa couleur ambiguë. C’est une couleur qui peut être très douce, mais qui peut laisser passer une lumière, et qui évoque l’espace du commissariat, du bordel, du voyeur. L’artiste est un voyeur malgré tout et c’est bien qu’il le soit. Le travail sur la première cellule était assez éprouvant, parce que je ne savais pas comment ça allait se passer. C’était pour une exposition à La Galerie de Noisy en 2014, qui se trouve dans une ancienne maison de notaire, un espace particulier, domestique. Je voulais montrer deux espaces : un espace protégé, bourgeois, dans lequel on est confortable, pour lequel j’ai disposé une table au plateau de cuivre à l’extérieur et des objets particuliers, et un espace de clôture. Quand le verre espion est arrivé, j’ai pu construire cette cellule. Cette pièce a une connotation un peu politique. Je voulais parler de la séparation des espaces, de la difficulté pour les gens de vivre séparés dans des univers si durs, de la difficulté de passer d’un espace à un autre. Le film Un chant d’amour de Jean Genet (dans lequel deux prisonniers communiquent grâce à un trou percé dans le mur qui les sépare, en utilisant divers objets tels qu’une cigarette ou une paille) m’a aidé à formaliser un troisième espace, celui de la rencontre, à travers le souffle. Dans les cellules blanches, il y avait des espaces de sidérations, ce n’étaient pas des espaces doux. La lumière était aveuglante et je ne pouvais pas aller plus loin dans l’aveuglement. Les cellules faites avec des miroirs espions permettent deux espaces d’un côté et de l’autre, mais que l’on peut traverser aussi.
Quand j’ai vu le film de Jean Genet, j’ai eu un choc : je me suis dit ce troisième espace, c’est celui-là qui m’intéresse, celui qui n’est pas vu.
YG – Le terme de cellule pour désigner ces pièces est-il arrivé dès le début ?
LL – Il est arrivé comme ça, comme un outil de travail, mais on peut en parler autrement.
YG – Le terme a de nombreux sens et connotations mais il évoque très directement la cellule du prisonnier, l’enfermement, la séparation…
LL- C’est un terme que Louise Bourgeois emploie aussi beaucoup. La première cellule posait cette question presque politique des situations dans lesquelles l’être humain peut se trouver. Elle a été déterminante. Je lui ai donné un titre emprunté à Beckett : « Qui parle ainsi se disant moi ? ». Ces questions continuent de m’intéresser.
YG – Quel est aujourd’hui ton rapport au travail dans l’atelier ?
LL – J’ai eu des moments de très grande non visibilité, de grandes difficultés à montrer mon travail, peu d’interlocuteurs. Les femmes artistes de ma génération en savent quelque chose. Je n’ai pas eu d’atelier tout le temps, pas de grand endroit pour travailler et avec deux enfants, c’était compliqué. Mais je me suis dit que j’allais faire une œuvre que je n’arrêterai jamais, une pièce organique comme un Merzbau. Le Merzbau de Schwitters est une œuvre qui te sauve de tout. Une œuvre qui te dit que tu peux toujours travailler, que tu peux toujours être dans la résistance, que tu peux toujours construire quelque chose dans lequel tu peux vivre, que tu peux à la fois construire et être dans un rapport organique aux éléments que tu ramènes, que tu bouges, etc.
YG – Cette notion d’atelier est peu à peu devenue la pièce « cerveau » de l’exposition.
LL – Cette pièce m’a posé beaucoup de questions. Et puis je me suis dit, il faut que je fasse un centre. Une onde qui fasse que l’exposition s’étende. Un « cerveau-atelier » comme dit Anne Tronche.
YG – Ce cerveau va s’inscrire dans un mur qui sépare deux espaces de l’exposition, en jouant aussi d’un effet de seuil comme le font les cellules.
LL – Dans lequel j’ai tout mon vocabulaire de formes, les écrits, etc. Je n’ai pas encore fini, mais, ça va, la pièce, le cerveau tourne.