Vue d'exposition, Julian Charrière, « Stone speakers – Les bruits de la terre », Palais de Tokyo, 17.10.2024 - 05.01.2025. Crédit photo : Aurélien Mole © ADAGP, Paris, 2024

Entretien avec Julian Charrière

Comment est né votre projet pour le Palais de Tokyo ? Comment s’inscrit-il dans votre pratique ?

Julian Charrière : J’ai toujours eu une fascination pour les paysages lithiques*, cachés sous la surface, inaccessibles, qui, d’une certaine manière, nous dépassent, mais sur lesquels tout repose. Ces paysages souterrains ont permis notre évolution en tant qu’espèce. Nous avons toujours extrait des profondeurs de la Terre des matières qui nous ont permis de nous élever, de dépasser les frontières imposées par nos corps. Du caillou ancestral au monocristal de silice, l’histoire de l’humanité est une histoire de notre lien au monde lithique.

Tout en questionnant ces relations et ces dépendances, j’ai développé une fascination pour les volcans. Les volcans, véritables orifices liminaux, relient les sous-sols au céleste. Ce sont des lieux de contact fort entre les strates profondes, le magma, la surface et l’atmosphère. Pour moi, le volcan est un porte-parole, une sorte d’ambassadeur géologique pour un sous-sol dont nous dépendons. Il crie, il respire, il agit. Il effraie, il menace, il donne naissance. Il peut projeter une ombre menaçante, mais il est aussi porteur de vie, fertilisant les terres environnantes avec ses cendres.

Cette obsession pour ces montagnes animées m’a conduit à escalader plusieurs d’entre elles et à aller à leur rencontre pour enregistrer leurs voix intimes. Ce qui m’a frappé sur place, c’est l’intensité des sons que ces entités géologiques expriment. En approfondissant mes recherches, je me suis intéressé aux sons que nous ne pouvons pas entendre. Ces sons imperceptibles révèlent la complexité du monde qui nous entoure et les limites de notre appareil sensoriel.

Cette installation se veut une expérience qui permet aux visiteurs de se connecter à un univers sonore normalement partiellement inaudible, mais ayant un impact énorme sur la réalité.

Stone Speakers propose différents types d’écoutes. Il y a des enregistrements captés avec divers microphones, dont certains sont ambisoniques, capturant la plasticité des paysages sonores de surface, et d’autres, comme les géophones et les sismographes, enregistrant des fréquences inaudibles pour l’oreille humaine.

Vue d'exposition, Julian Charrière, « Stone speakers – Les bruits de la terre», Palais de Tokyo, 17.10.2024 - 05.01.2025. Crédit photo : Aurélien Mole© ADAGP, Paris, 2024

Pouvez-vous nous parler de son titre « Stone Speakers – Les bruits de la terre » ?

JC : Stone Speakers est le titre de cette installation immersive, conçue pour nous inciter à repenser le monde minéral et les profondeurs géologiques, non pas comme des espaces inertes, mais comme des lieux animés et singuliers. L’installation se veut une chambre d’écho où les murmures de la Terre deviennent audibles.

Le travail met l’accent sur le fait que les montagnes sont des entités à part entière, possédant leurs propres voix et droits intrinsèques. Il nous invite à les percevoir non pas simplement comme des formations géologiques statiques, mais comme des présences vivantes et dynamiques jouant un rôle crucial dans le monde naturel. À travers cette perspective, les volcans méritent respect et reconnaissance, reflétant une position écologique et philosophique plus profonde sur notre relation à la nature.

C’est cette dimension que je voulais mettre en avant avec ce titre, en invitant le spectateur à pénétrer dans une sorte d’agora volcanique, où les montagnes elles-mêmes participent à une conversation profonde.

Comment avez-vous développé ce projet et les collaborations pour sa réalisation ?

JC : Stone Speakers est une oeuvre de longue durée que j’ai développée au cours des trois dernières années, avec de nombreuses heures passées sur le terrain, sur des volcans, pour capter leurs univers sonores. Cette installation représente également un important effort collectif. De nombreuses personnes ont contribué à la concrétisation de ce projet.

Tout d’abord, je tiens à mentionner Félix Deufel, un collaborateur de longue date. Artiste son et compositeur, il excelle également dans le domaine de la spatialisation sonore.

À ses côtés, Victor Mazon, artiste sonore, ingénieur et scientifique, m’a aidé à concevoir toute l’architecture permettant d’entendre les sons en temps réel. Il a notamment travaillé sur l’acquisition des données issues des différents instituts de surveillance des activités sismiques et volcaniques, afin de les sonifier, et de les intégrer dans l’espace en temps réel.

En plus de ces deux collaborateurs principaux, d’autres personnes, notamment des scientifiques et volcanologues, m´ont accompagnés tout au long du projet. Ils m’ont aidé à accéder aux zones où je voulais capturer les sons, et à mieux en comprendre les activités ainsi que les sons et fréquences que je voulais capter. Ce projet a été un travail colossal, et je suis profondément reconnaissant à toutes celles et ceux qui m’ont aidé à comprendre ce qui, au départ, me dépassait complètement, et à concrétiser cette oeuvre.

Vue d'exposition, Julian Charrière, « Stone speakers – Les bruits de la terre», Palais de Tokyo, 17.10.2024 - 05.01.2025. Crédit photo : Aurélien Mole© ADAGP, Paris, 2024

Ce projet est autant une exposition qu’une expérience : qu’essayez-vous de provoquer chez les visiteureuses ?

JC : En effet, ce que je propose ici va au-delà d’une simple exposition. C’est un espace immersif où j’invite le visiteur à se plonger dans des textures sonores telluriques. Ce qui me tient particulièrement à coeur, c’est de créer une expérience intime, presque personnelle. C’est pourquoi je demande aux visiteurs de laisser leurs chaussures à l’entrée, comme si l’on entrait dans une maison.

La tension que je cherche à créer se situe entre l’inconnu et le familier. Il s’agit de tisser des liens entre des lieux très éloignés, comme les volcans, qui peuvent paraître exotiques, voire abstraits, bien que souvent ils aient un impact énorme sur notre réalité, ne serait-ce que par leur capacité à changer la composition de l’atmosphère.

Ce ne sont pas des paysages que l’on explore ou écoute tous les jours, mais j’ai eu la chance de les arpenter. Ce que je souhaite, c’est traduire certaines des expériences vécues sur ces montagnes de feu. Assister à la naissance ou à la destruction d’un paysage par la lave est une expérience incroyablement puissante. Cela provoque une remise en question de notre propre échelle humaine, mais surtout de l’individualité, face à des éléments beaucoup plus vastes qui nous échappent. On se sent alors « atomisé », comme réduit à une petite particule face à l’immensité de la nature.

Dans cette installation, je cherche à traduire certaines de ces expériences en « peignant » avec des tonalités captées in situ plutôt qu’avec des couleurs. Je veux que le visiteur puisse, en fermant les yeux, s’immerger complètement dans l’espace et associer les sons à des images mentales, créant ainsi une sorte d’environnement pictural.

Ce projet touche ainsi à la limite de nos sens. Le corps devient ici un réceptacle essentiel pour vivre ces expériences sensorielles et comprendre le monde qui nous entoure. Aujourd’hui, nous oublions souvent l’importance de notre corps dans notre quotidien, enfermé dans une voiture, un train ou sur un vélo. Or, cette installation nous rappelle que le corps, en lui-même, est un formidable réceptacle d’expériences.

Le Palais de Tokyo s’intéresse aux enjeux de permaculture et d’écologie : comment vous inscrivez-vous dans ces sujets ?

JC : Mon travail est ancré dans notre rapport à la Terre et au vivant. Je m’interroge sur la façon dont nous habitons le monde et comment le monde, en retour, nous habite. Qu’est-ce que cela signifie, cette cohabitation ?

À travers cette recherche sur notre place dans le monde, je constate évidemment les limites des outils qui nous permettent de la décrire. Aujourd’hui, lorsque l’on parle de nature, on l’associe encore souvent à quelque chose d’extérieur, un « dehors ». De même, lorsque l’on parle d’environnement, on fait référence à quelque chose qui nous entoure. C’est pourquoi je pense que Nicolas Bourriaud* a raison lorsqu’il parle de « milieu », un terme que j’apprécie particulièrement, car il nous invite à repenser notre place dans un tout. J’aime envisager le monde comme la somme de toutes ses relations.

Ce liant, c’est précisément ce que l’on peut appeler l’écologie. Observer ou tenter de comprendre ce liant pousse à reconsidérer notre rôle en tant qu’humains, non pas comme des entités séparées de la nature, mais comme des acteurs interdépendants au sein d’un réseau vivant. Ces questions sont au coeur de mes préoccupations.