Conversation entre Dalila Dalléas Bouzar, artiste de l’exposition Vaisseau Infini, et François Piron, curateur de l’exposition.
François Piron : Bonjour Dalila, pour commencer peux-tu nous raconter comment ce projet du Vaisseau infini s’est développé ?
Dalila Dalléas Bouzar : Tout d’abord, je suis tombée sur des photos de peintures rupestres du Tassili et j’ai halluciné devant certains dessins. Quand j’ai appris que c’était en Algérie, j’ai encore plus été interpellée parce qu’à part son histoire politique, on ne sait pas grand-chose de ce territoire. J’ai donc voulu m’y rendre, mais c’est assez inaccessible et cher. Le Tassili est en plein coeur du désert, à la frontière libyenne. Quand j’ai eu le prix SAM, la première chose que j’ai faite a donc été d’y aller. Ensuite, ma première motivation a été de partager cette connaissance avec ce que je sais faire, c’est-à-dire un objet artistique. J’avais déjà réalisé plusieurs tapisseries liées à l’Algérie avec des matières en lien avec la culture du mariage, de la femme et son corps. Je trouve ça intéressant de se décentrer et de parler de ce territoire en dehors de ce temps contemporain lié à la colonisation et de ce qu’il se passe au niveau géopolitique.
FP : Qu’est-ce qui a retenu ton attention quand tu es allée dans le Tassili ?
DDB : La première chose, c’est que c’est super fort de vivre cette expérience physique parce qu’y aller n’est pas simple. On est obligé d’être guidé par des Touaregs sinon on est en danger de mort. C’est une expédition. Tous les jours, tu changes de bivouac, tu marches beaucoup, tu avances et tu découvres de nouvelles parois. Ça pose beaucoup de questions sur la manière dont ces dessins sont arrivés là et d’où pourrait provenir cette cohérence entre eux malgré la distance qui les sépare.
FP : Dans la tapisserie, il y a une grande variété de motifs et de représentations. Qu’est-ce-que tu as choisi spécifiquement de représenter ?
DDB : En tant qu’artiste, je m’autorise à interpréter, à délirer, à imaginer d’autres choses au-delà d’un témoignage. On ne peut pas dire que c’est représentatif d’une paroi du Tassili. Il y avait beaucoup d’animaux par exemple, mais je me suis concentrée sur les personnages. Et puis j’ai choisi des personnages qui ressemblaient à des femmes, mais pour les guides ce n’était pas forcément des femmes. Il y a un prisme où je continue ma réflexion sur cette thématique. Par exemple, les bordures de la tapisserie viennent de dessins traditionnels anciens d’ornementation de robes de mariées.
FP : Tu parles aussi d’une grande boucle temporelle, avec ces représentations qui viennent du passé très lointain et qui pourraient se retourner et devenir du futur. Il y a comme un renversement où ces choses redeviennent un horizon. Cela est-il pour toi quelque chose qui donne espoir ?
DDB : Je dirais surtout que c’est quelque chose de mystérieux. Hannah Arendt disait qu’il n’y a pas de passé, que le passé est toujours là. On peut prendre ça d’une manière littérale en se disant que le passé est là avec nous. Je ne sais pas ce que les Touaregs au XVIIe siècle pouvaient voir dans ces personnages. Ce qui est frappant, c’est de reconnaître quelque chose qu’on a déjà vu, au moins dans des films de science-fiction et dans les mythes de l’espace et du cosmos.
FP : Tu proposes une interprétation surprenante, qui est de postuler que ces peintures ne sont pas seulement des traces documentaires, mais peut-être de la fiction.
DDB : Oui, complètement. Ce que je trouve beau, c’est que l’imaginaire peut se déployer et se redéployer dans ces formes d’art. Ce qui m’intéressait aussi en tant que dessinatrice, c’est de mettre mes pas dans ceux d’autres dessinateur·ices.
FP : Pour cette tapisserie, tu as travaillé à Tlemcen avec un groupe de brodeuses. Pourrais-tu décrire le procédé pour cette broderie énorme qui fait 30 mètres de long ?
DDB : J’ai d’abord été sur le site où j’ai fait des croquis de ce que j’ai vu. Je voulais travailler à Tlemcen parce que c’est une ville qui est réputée pour son raffinement dans le travail de la broderie. J’ai travaillé avec différents types de personnes, pas seulement des professionnelles de la broderie. Il y avait toute une partie qui se faisait en faisant, on apprenait au fur et à mesure. Il y a eu plusieurs ratages. Il y avait aussi ce côté Pénélope qui défaisait tous les soirs ce qu’on venait de faire.
« POUR MOI, LE VAISSEAU INFINI , C’EST NOTRE CORPS, C’EST UN VAISSEAU QUI TRAVERSE LE TEMPS ET L’ESPACE. »
FP : La forme de la tente est-elle venue en même temps que l’idée de faire la broderie ?
DDB : Au début, ça devait être un carré de dix mètres sur dix, puis c’est devenu un hexagone. Ensuite, c’est devenu une tente. J’ai trouvé ça logique, car la tente évoque aussi le corps, le déplacement et l’être ensemble. Je voulais aussi montrer une oeuvre où le lieu est l’oeuvre en soi. Je voulais qu’il n’y ait pas cette autorité de l’oeuvre sur les gens.
FP : C’est particulièrement pertinent au Palais de Tokyo de proposer un endroit qui permet de se reposer un peu et pas seulement de circuler. Pour ça aussi j’ai l’impression que tu as engagé une forme de ritualisation de l’espace, qu’il fallait marquer un dehors et un dedans. Peux-tu nous parler de cette notion de rituel ?
DDB : La tente n’est pas seulement un objet d’art. Je vais faire une performance d’ouverture pour marquer d’une manière symbolique la ritualisation de cet espace. Le public est important, c’est lui qui marque ce rituel. L’espace n’est pas sacralisé, c’est d’un autre ordre : il y a une forme de spiritualité, mais pas divine.
FP : Pourquoi ce nom de Vaisseau infini ?
DDB : Pour moi, le Vaisseau infini, c’est notre corps, c’est un vaisseau qui traverse le temps et l’espace. De la bactérie jusqu’à nous, l’ADN permet de traverser 4 milliards d’années grâce à ce support matériel qu’est notre corps. Et c’est ce que partage tout le vivant.
FP : Il y a pas mal de petits détails à l’intérieur de la tente. Je pense notamment aux talismans qui y sont suspendus. Est-ce que tu veux raconter ça ?
DDB : Ces talismans sont en or massif. Ils parlent de cet or qui se transforme et qui est symbole de pouvoir. J’ai toujours fait attention à ce qu’il y ait de l’or dans mes tapisseries parce que ce métal est connecté à tous ces rituels qui sont liés aux femmes, notamment avec les bijoux, la dot de la mariée. Il y a aussi quatre Louis d’or qui ont été fondus. En Algérie, les Louis d’or qui se transmettent dans les familles sont des Louis d’or Napoléon du début du XIXe siècle qui portent l’inscription « Empire français ».
FP : Le posséder, d’une certaine manière, c’est aussi reprendre un pouvoir dessus.
DDB : Oui, c’est vrai. Mais quand même, je ne peux pas laisser ces pièces comme ça, elles peuvent être fondues. L’or, c’est aussi un métal qui peut se transformer à l’infini.
FP : Un autre détail, ce sont les animaux sur la grande cape qui fait partie de la performance et qui va être exposée à côté du Vaisseau infini. Comment as-tu créé cette cosmogonie animale ?
DDB : Dans les dessins de la tapisserie, il y a surtout des personnages humanoïdes. Un des seuls animaux représentés est une girafe. À la fin, je me suis rendue compte que j’avais évacué le corps des animaux et que je ne pouvais pas faire ça comme ça. L’exploitation des animaux rejoint l’exploitation des corps humains. Ces corps apparaissent donc sur la cape, habit qui est porté pendant la performance. J’ai représenté des animaux qui nous sont familiers comme le cochon ou le chien. Je ne cherche pas forcément de signification. J’ai aussi représenté une hyène, animal qui est connoté très négativement. Mais j’ai voulu tout mettre sur le même plan et la hyène est travaillée aussi richement que la vache, le cochon ou l’éléphant, animaux qu’on va identifier comme beaucoup plus nobles.