Vue d’exposition, Chalisée Naamani, « Octogone », Palais de Tokyo (Paris), 12.06-07.09.2025. Courtesy de l'artiste et Ciaccia Levi, Paris - Milan © Adagp, Paris, 2025. Crédit photo : Aurélien Mole

Entretien avec Chalisée Naamani

Ton travail se caractérise par des assemblages de matières, de symboles et d’images. Peux-tu nous en dire plus sur ta pratique ?

Chalisée Naamani : Je crée ce que j’aime appeler des « vêtements-images ». Ce sont de vrais vêtements, avec des coupes, des coutures, des finitions, mais ils ne sont pas faits pour être portés. Ce sont plutôt des sculptures.

Je puise beaucoup dans l’histoire de la mode mais je ne me limite pas aux vêtements au sens strict. Par exemple, pour cette exposition, j’ai travaillé à partir de la forme du punching ball, qui m’intéressait comme objet symbolique.

Je travaille avec des matériaux de récupération que je combine à des impressions textiles. J’ai constitué au fil du temps une énorme banque d’images, faites de photos prises avec mon téléphone, de captures d’écran d’Internet, de choses vues dans la rue. Je les imprime sur des tissus, mais aussi sur des objets ou des accessoires qui viennent compléter les pièces.

Pour l’exposition, j’ai aussi cousu un grand tapis en puzzle qui rappelle le tapis d’éveil. J’ai eu un bébé il y a un an, et forcément, ça a influencé mon regard. Ce tapis fait le lien entre le tout début de la motricité, les premiers gestes d’un enfant, et cette idée de se construire petit à petit. En ce moment, mon fils imite mes gestes. Ça rejoint une de mes obsessions esthétiques : la copie, la contrefaçon.

On en parle souvent de manière négative, alors que c’est la base de tout apprentissage. C’est aussi très présent dans l’histoire du textile : la contrefaçon se développe en même temps que la révolution industrielle, avec les premières techniques de reproduction à grande échelle. Qu’est-ce qu’une copie ? Qu’est-ce qu’un original ? Et à partir de quand une image devient précieuse ?

Vue d’exposition, Chalisée Naamani, « Octogone », Palais de Tokyo (Paris), 12.06-07.09.2025. Courtesy de l'artiste et Ciaccia Levi, Paris - Milan © Adagp, Paris, 2025. Crédit photo : Aurélien Mole

Comment ton histoire familiale imprègne-t-elle ton travail ?

CN : Je suis franco-iranienne, et pour cette exposition, je me suis inspirée de cet héritage culturel et de l’histoire de ma famille. Dans l’exposition, il y a notamment beaucoup de valises. Pour moi, la valise, c’est une image forte : celle du transport, du passage, mais aussi de la transmission. Ce qu’on choisit d’emporter, ce qu’on laisse derrière, ce qu’on fait passer d’un pays à un autre, d’une génération à l’autre. Certaines de ces valises sont recouvertes d’imprimés de tulipes – ma fleur préférée – mais qui a aussi une forte charge symbolique en Iran. Le gouvernement en a fait le symbole du martyr, avec cette idée que les tulipes rouges sont nourries du sang des martyrs. C’est une iconographie officielle mais ce qui m’intéresse, c’est plutôt ce que ça raconte de l’exil, de l’immigration, de ceux et celles qu’on oublie, ou au contraire qu’on érige en héros ou en héroïnes.

Et cette exposition est surtout liée à mon grand-père qui fréquentait le milieu d’un sport traditionnel iranien appelé Varzesh-e Pahlavani.

C’est un sport ancestral, aujourd’hui encadré par une fédération, mais on dit qu’il se pratiquait à l’origine dans des caves clandestines, à l’époque de l’invasion arabo-musulmane au VIIe siècle. Les hommes se réunissaient pour s’entraîner au combat, mais cette pratique était aussi mêlée à des chants, des prières. C’était à la fois une résistance physique et culturelle.

Ce sport est pratiqué dans un espace qu’on appelle le zurkhaneh, littéralement « la maison de la force ». L’architecture y joue un rôle symbolique important : on y entre par une porte basse, ce qui implique une forme d’humilité, et l’espace se caractérise par une forme octogonale.

D’où le titre de ton exposition ?

CN : Oui, le titre vient de là. Le zurkhaneh, c’est une sorte de fosse octogonale, creusée à environ un mètre de profondeur. Quand j’ai visité pour la première fois l’espace où allait se tenir l’exposition, j’ai été tout de suite frappée par les rangées de marches en contrebas. Elles forment une sorte de réplique involontaire du zurkhaneh. J’en ai fait le point de départ de mon projet.

En creusant un peu, j’ai découvert que l’octogone est une forme que l’on retrouve dans les baptistères de la Renaissance, mais aussi dans l’iconographie islamique, notamment les étoiles à huit branches, très présentes en architecture. Et puis, plus récemment, dans la culture populaire, il y a eu le fameux « octogone » entre Booba et Kaaris, ce combat de MMA qui n’a jamais eu lieu entre les deux rappeurs mais qui a transformé ce mot en une expression populaire pour évoquer un combat.

C’était aussi une manière pour moi d’aborder les questions de masculinité, de virilité. Le zurkhaneh était à l’origine un espace réservé aux hommes. Mais aujourd’hui, via les réseaux sociaux, je vois que des femmes en Iran se réapproprient ces espaces-là.

Tu fais aussi référence à des mouvements politiques dans ton exposition. On y retrouve Femme, Vie, Liberté* mais aussi un clin d’oeil aux Gilets jaunes.

CN : Pour l’exposition, j’ai réalisé un papier-peint reprenant une photo prise de façon anonyme en Iran pendant le mouvement Femme, Vie, Liberté et relayée sur les réseaux sociaux. On y voit un slogan en farsi peint sur un mur, une phrase très poétique, difficile à traduire mais qui pourrait se rapprocher de : « Vivre c’est résister ».

La photo a été prise sur le vif. Elle est très pixelisée mais je l’ai utilisée telle quelle. On y voit une bande blanche car le gouvernement faisait repeindre les murs tagués, ce qui n’empêchait pas les manifestant·es de revenir inscrire le message par-dessus. Cela reprend la notion de résistance culturelle qui est centrale dans l’exposition.

Et pour les Gilets jaunes, à l’époque où je préparais mon diplôme, je passais tous les matins devant une pub pour une marque de luxe. Une image un peu agaçante d’un couple blanc, habillé en blanc, dans un paysage parfaitement blanc. Et puis un matin quelqu’un avait tagué un gilet jaune fluo sur leur pull en cachemire. Moi qui m’intéresse beaucoup à l’histoire de la mode, j’ai trouvé ça fascinant qu’un mouvement social prenne le nom d’un vêtement. En creusant, j’ai découvert que l’appellation technique du « gilet jaune » est « vêtement à haute visibilité ». Ça m’a fait penser à la cape d’invisibilité dans la saga Harry Potter. Ce serait ici une version inversée : une cape de visibilité maximale pour des personnes invisibilisées. J’ai donc cousu une espèce de cape à partir d’un survêtement de sport jaune fluo, recouverte d’éléments symboliques. On y retrouve la Vierge de Miséricorde de Piero della Francesca, représentée avec un long manteau qui raconte toute l’histoire de la Bible. J’aimais cette idée d’un vêtement qui joue le rôle d’un livre ou plutôt d’une bande-dessinée. Au Moyen Âge, le vocabulaire iconographique a été mis en place pour transmettre la Bible aux gens qui ne savaient pas lire.

Vue d’exposition, Chalisée Naamani, « Octogone », Palais de Tokyo (Paris), 12.06-07.09.2025. Courtesy de l'artiste et Ciaccia Levi, Paris - Milan © Adagp, Paris, 2025. Crédit photo : Aurélien Mole

L’iconographie religieuse revient beaucoup dans ton travail.

CN : Oui, je crois que j’ai tout simplement beaucoup regardé la peinture. Et la peinture religieuse a été l’un de mes premiers chocs esthétiques. Dans certaines de mes pièces, j’ai même repris la structure des polyptyques — ces panneaux peints qui s’ouvrent et racontent un récit en plusieurs volets. J’aime aussi le côté baroque, excessif, presque bling bling, que ce soit dans la peinture, les vêtements ou l’architecture.

Ce qui m’intéresse, c’est aussi la perspective* qui se développe à la Renaissance. C’est une manière très occidentale de construire le monde : linéaire, hiérarchisée, individualiste. À l’inverse, dans les miniatures persanes, il n’y a pas de perspective unique. Tout est là en même temps. Il peut se passer dix choses dans une seule scène. Ni profondeur ni hiérarchie. C’est un peu comme ça que fonctionnent ma pensée et mon exposition : plusieurs choses en parallèle, qui cohabitent sans forcément chercher un ordre. C’est une autre manière de regarder le monde et de raconter des histoires.