Crédit photo : Quentin Chevrier

Entretien avec Cédric Fauq et Hugo Vitrani, commissaires de l’exposition Alphabeta Sigma

RAMMELLZEE est une figure de la scène artistique newyorkaise des années 1980. Pourquoi présenter son travail aujourd’hui au Palais de Tokyo puis au Capc de Bordeaux qui sont des lieux dédiés à l’art contemporain ?

Cédric Fauq & Hugo Vitrani : RAMMELLZEE fascine depuis qu’il a commencé à créer dès la fin des années 1970. S’il a voyagé et montré son travail à l’étranger dès le début de sa carrière, il n’a jamais eu d’expositions majeures en France de son vivant, ni depuis sa mort en 2010. Nous sommes tous les deux fascinés par RAMMELLZEE depuis plusieurs années et pour plusieurs raisons. C’est un projet que l’on a d’abord désiré individuellement. Puis nous nous sommes rendu compte de notre intérêt commun pour cet artiste et l’opportunité de présenter un projet en deux volets : au Palais de Tokyo dans la continuité du travail mené avec le projet Lasco puis «La Morsure des Termites» (2023), au Capc dans la lignée de projets comme ceux de Keith Haring en 1984 et des expositions qui se sont intéressées aux contre-cultures américaines sous la direction de Charlotte Laubard.

L’exposition rassemble une grande diversité de médiums : costumes, masques, toiles, musiques, ainsi qu’une multitude d’archives visuelles et sonores. Comment avez-vous construit l’exposition et cette sélection ?

CF – HV : Nous avions envie de faire sentir la diversité de la pratique de RAMMELLZEE. Montrer non seulement ses peintures (qui elles-mêmes peuvent être de natures et profondeurs très différentes), mais aussi sa capacité à sculpter à partir d’éléments trouvés dans la rue. À cela s’ajoutait la nécessité de faire comprendre que les costumes avaient pour vocation d’être portés, habités. Alors la performance entre en jeu, ainsi que sa voix. Tout ce qu’il produisait participait de la construction de ses mythologies astrales. Un angle d’attaque important pour nous a été celui de la substance, pour non seulement approcher le travail d’un point de vue matérialiste (résine, peinture en spray, acrylique, textile, objets trouvés, lumière noire) mais aussi conceptuel (lettre, alphabet, voix…). L’exposition au Palais de Tokyo est construite de manière imparfaitement chronologique et thématique, dans un parcours en boucle. Cela nous semblait juste car la linéarité n’était pas quelque chose qui intéressait RAMMELLZEE. En même temps, nos intuitions ont été portées par des images et des paysages : le métro de New York, la crypte, la Battlestation, la salle d’armes. Les échanges avec Pascal Rodriguez (scénographe de l’exposition) ont été, en ce sens, particulièrement riches.

Crédit photo : Quentin Chevrier

Comment définiriez-vous le Futurisme gothique, le courant esthétique qu’a inventé RAMMELLZEE ? En quoi était-il à part dans le paysage artistique de l’époque ?

CF – HV : Le Futurisme Gothique [Gothic Futurism] est une arme théorique aux fondements du travail de RAMMELLZEE. Elle fait le pont entre deux temporalités différentes : celle du Moyen-âge, qui intéressait RAMMELLZEE car il considérait le graffiti (et plus spécifiquement le wild style) comme l’extension du travail des moines copistes à l’origine du travail d’enluminures ; et celle du futurisme, qui regarde vers le développement technologique et les étoiles. RAMMELLZEE développe ses théories à coups de traités et d’entretiens. En 1989, il publie notamment Ionic Treatise Gothic Furturism Assassin Knowledge of the Remanipulated Square Point’s One to 720° to 1440° the RAMM-ELL-ZEE. Il y déploie toute sa pensée sur la captation de la lettre, l’utilisation de l’alphabet et de la langue comme outil de contrôle, et avance la nécessité d’armer l’alphabet, pour reconfigurer les équations qui nous oppressent. Sa démarche n’est pas académique mais elle a fait école. On pourrait même dire que ses écrits ont des qualités à la fois graphiques et sculpturales.

Si peu les comprennent, la formule Gothic Futurism, elle, va avoir un certain écho. Elle permet à RAMMELLZEE de faire la jonction entre la culture hip-hop qu’il légitimise comme entreprise artistique à part entière à inscrire dans le continuum de l’histoire de l’art et le monde de l’art.

Crédit photo : Quentin Chevrier

Pouvez-vous nous parler de son rapport à l’écriture, de ses premiers graffitis dans les souterrains du métro jusqu’à son concept de «Ikonoklast Panzerism» qui visait à armer le langage pour lutter contre l’oppression des mots et des signes ?

CF – HV : RAMMELLZEE a un rapport à la fois poétique, graphique, mathématique et militaire au langage et à l’écriture. Poétique car son sens de la formule lui permet d’agencer des mots qui, dans leurs frictions, donnent naissance à des images. Graphique car il a cette capacité à voir dans les lettres des extensions, excroissances et potentiels de métamorphoses. Mathématique car pour lui, le langage n’est qu’équation.

Et enfin militaire puisque le langage tel qu’utilisé par le pouvoir politique et enseigné à l’école est un outil de contrôle et d’oppression qu’il s’agit de combattre. C’est peut-être la clef de sa démarche: la poésie, la calligraphie et les mathématiques sont des moyens de donner au langage d’autres dimensions, des stratégies qui permettent de libérer la lettre de son carcan unidimensionnel. RAMMELLZEE a 14 ans quand il commence à graffer sur les métros de la ligne A de New York. C’est entre 1974 et 1979 qu’il développera son propre style et ses théories, à force de rencontres avec d’autres writers tels que SONIC BAD, INK76, JESTER, A-One, Kool Koor, Toxic, Dondi White, Futura, Fab 5 Freddy, Lee Quiñones, Daze, et d’autres.

RAMMELLZEE semble avoir créé sa propre mythologie personnelle, mêlant l’astrophysique, la science-fiction, l’histoire médiévale, le mouvement du Five-Percent Nation et les guerres nucléaires. Dans quelle mesure son travail était-il politique ?

CF – HV : Dans le sens où RAMMELLZEE avait pour ambition de libérer les lettres et le langage desforces gouvernementales asphyxiantes, on pourrait dire que sa démarche était intrinsèquement politique. On pourrait également aller plus loin en évoquant justement le mouvement Five-Percent Nation : une organisation africaine-américaine qui a ses origines dans le Harlem des années 1960 et a été formée à la suite d’une partition avec la Nation of Islam, organisation religieuse promouvant le nationalisme noir.

RAMMELLZEE a brièvement côtoyé le mouvement. Son nom lui a d’ailleurs été donné par un Five-percenter du nom de Jamel-Z. Les idées du mouvement se fondaient sur l’enseignement et l’étude des «Supreme Mathematics» et «Supreme Alphabets», qui voyaient dans les lettres et les chiffres des significations particulières (d’où leur décomposition en équations).Cette généalogie est importante à comprendre, car elle a nourri RAMMELLZEE dans sa pensée du langage et du monde. Une pensée qui emprunte aussi à celle de Sun Ra et d’autres artistes qui ont vu dans l’espace un refuge potentiel pour le futur de personnes racisées opprimées, et qui reprend toute son importance aujourd’hui, tandis que certains hommes d’affaires s’affrontent pour privatiser l’espace, qu’ils souhaitent enfermer dans des logiques réactionnaires.

RAMMELLZEE émerge sur la scène hip-hop dès le début des années 1980 et semble avoir également influencé une diversité d’artistes des scènes post-punk, no wave, funk et jazz. Pouvez-vous nous parler de son rapport à la musique ?

CF – HV : Les relations que RAMMELLZEE entretenaient avec la musique pourraient faire l’objet d’une exposition en soi. Il était surtout connu, dans le milieu hip-hop, pour sa capacité à freestyler dans un phrasé rapide et ininterrompu, en prenant cette voix particulière qu’il appellait le «Gangsta Duck» [gangster canard]. Ses qualités de MC (pour Maître de Cérémonie) lui ont valu d’apparaître dans une scène du film Wild Style (1983), il a aussi posé sa voix sur le morceau Beat Bop avec K-Rob. Produite par Jean-Michel Basquiat (qui signera le visuel de la pochette), inspirée par Madonna, la piste a aujourd’hui une place de choix dans le panthéon des chefs d’oeuvres du hip-hop naissant. Tout au long de sa vie, RAMMELLZEE continuera de produire de la musique et de collaborer avec d’autres musicien·nes, au delà de la scène hip-hop.

En témoigne son amitié avec Bootsy Collins, figure avant-gardiste du P-Funk. Mais c’est aussi quelqu’un qui a été inspiré par d’autres figures et qui en a lui-même inspiré. En ce sens il y a toute une généalogie musicale mystique que l’on peut dessiner à partir de RAMMELLZEE, qui passerait aussi par les chants grégoriens et les compositions de Moondog.