Crédit photo : Aurélien Mole

Entretien avec Amandine Nana, commissaire de l’exposition Joie collective - Apprendre à flamboyer !

Comment as-tu développé l’exposition « Joie collective – Apprendre à flamboyer ! » ?

Amandine Nana : Le point de départ théorique de cette exposition est l’ouvrage Dancing in the Streets : A History of Collective Joy de Barbara Ehrenreich. Elle y explore des formes de célébration collectives depuis l’Antiquité et critique le passage de formes où le public était participateur vers des formes où il est cantonné à un rôle de spectateur. C’est l’une des origines pour penser l’exposition comme un espace de participation et de ne pas traiter le thème de la joie collective uniquement comme un sujet. La notion de participation est également appréhendée par la question des droits culturels et d’enjeux de justice sociale. C’est un concept des droits de l’homme qui vise à reconnaître l’importance de la participation à la vie culturelle et de la capacité à s’affirmer individuellement ou en groupe.

Le titre renvoie aux concepts de joie collective et de flamboyance. Qu’incarnent-ils ?

AN : La joie collective est une expérience qui t’invite à te reconnaître une puissance collective de changement. Elle ne se manifeste pas seulement comme un sentiment de bonheur individuel, mais comme un sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand et d’avoir un horizon qui s’ouvre. Dans leur ouvrage Joie Militante, carla bergman et Nick Montgomery distinguent la joie du bonheur, et l’universitaire Lynne Segal parle plutôt de « radical happiness » dans son ouvrage du même nom. Dans les deux cas, il y a une volonté des auteur·es de distinguer la joie collective de l’injonction à être heureux·ses, souvent liée à une dimension consumériste. Dans l’exposition, l’oeuvre de Guy Woueté est un peu sarcastique à cet égard. Il reprend une archive liée à la politique d’immigration de la Belgique en période d’après-guerre qui promet le bonheur aux immigré·es. Le sarcasme n’est pas le ton général de l’exposition, mais c’était aussi important d’avoir ces textures qui évoquent ces formes d’instrumentalisation du bonheur.

La seconde partie du titre agit plus comme un manifeste. L’origine de la flamboyance est difficile à tracer mais elle vient pour moi de la culture musicale disco et l’affirmation d’une certaine exubérance. Il y a aussi quelque chose qui est proche des cultures populaires musicales noires et des mouvements culturels féministes noirs et queer dans l’idée d’affirmer sa différence dans l’espace public.

Le film Nyum Elucubris de Soñ Gweha incarne bien cette esthétique de la flamboyance. Dans la flamboyance, il y a toujours cette question de la relation aux autres tout en refusant de se laisser brider par des normes. Dans mes premières références pour cette exposition, il y avait aussi le genre de la comédie musicale avec des séries comme Glee où des ados timides, à la marge, se réunissent et montent sur scène. La scène agit comme un espace de révélation à soi, mais également aux autres.

Crédit photo : Quentin Chevrier

Il y a d’ailleurs une scène dans l’exposition et des références à l’espace public. Peux-tu nous en dire plus sur cette articulation entre la relation à l’autre et la scénographie de l’exposition ?

AN : Il y a beaucoup d’oeuvres qui touchent à l’occupation festive et politique de l’espace public, que ce soit par les formes de carnaval, de militantisme, ou de dynamiques de groupe. Il y a aussi cette idée de l’apprentissage de la joie collective dans le quotidien. L’exposition est en ce sens spatialisée en pensant à l’espace public. C’est incarné par l’entrée de l’exposition renommée « L’avenue Parade », avec une « Place publique » qui invite le public à prendre la parole avec des micros. Ensuite, l’espace investi par Resolve Collective, collectif londonien de designers sociaux, est inspiré de l’expérience des espaces de ressources comme les MJC [maisons des jeunes et de la culture] et les foyers. On trouve enfin « L’avant-scène » et « La Salle des Fêtes », des espaces festifs avec un rapport marqué à l’expérience musicale. C’est aussi une manière d’honorer ces espaces-là.

Quelle est justement la place de la musique dans le projet ?

AN : C’était évident pour moi qu’il allait y avoir une dimension musicale car c’est un genre artistique qui réunit les gens. Il y avait cette idée du choeur qui revenait dans la conception de l’exposition et qu’on retrouve dans l’oeuvre de Théophylle Dcx avec sa dimension chorale. Chez Cauleen Smith, on retrouve un univers musical lié à la parade, tout comme chez Lorraine O’Grady avec l’African American Day Parade dans laquelle avait eu lieu son projet. L’oeuvre de Moki Cherry touche plutôt au jazz et aux formes d’expériences sensorielles liées à la musique, comme les ateliers qu’elle a menés avec son mari Don Cherry en préfiguration de la Galerie des enfants du Centre Pompidou. Cette dimension de pédagogie artistique qui passe par l’expérience musicale, mêlée aux tapisseries qu’elle réalisait, est quelque chose qui a guidé l’exposition pour créer une expérience sensorielle un peu totale. Il y a aussi la pièce de Mona Varichon qu’elle a réalisée à partir de plusieurs éléments d’une cérémonie pour l’anniversaire du collectif Justice pour Adama avec la chanteuse Mallaury. Il y aura des fiches de paroles comme dans les anciens magazines Star Club ! Pour la pièce d’Alberto Pitta, c’est une bande-son particulière qui touche au carnaval de Salvador de Bahia avec une vidéo qui permet de comprendre comment les textiles et les designs sont portés en période de carnaval. Et il n’y a pas que de la musique en tant que telle, on a aussi des sons. Par exemple, la pièce de Caleb Kwarteng Prah est accompagnée d’une bande-son de marchés à Accra au Ghana, et cette expérience de joie cacophonique. Il y a comme ça, tout au long de l’exposition, des choses qui touchent à une expérience sonore.

Crédit photo : Aurélien Mole

L’exposition est aussi pensée avec une grande dimension participative. Quelles formes va-t-elle prendre ?

AN : La participation se joue à plusieurs niveaux dans l’exposition. Il y a d’abord une participation qui est proposée aux visiteurices, et qui touche à des pratiques ludiques comme les créations de Soñ Gweha, Bocar Niang ou Dimitri Milbrun. Il y a aussi des expériences collectives qui se créent dans un autre temps, non visibles pour les visiteurices, avec des workshops en partenariat avec des structures associatives. Par exemple, l’espace carte blanche à Resolve Collective est une installation qui s’appelle Entre Nous. C’est un jeu de mots avec le terme « entre-soi » et les manières de conserver le pouvoir au sein d’une élite. Le collectif voulait justement une vision plus décentralisée et ré-envisager de se partager des savoirs à une échelle plus populaire. Cette installation invite à construire des objets, non fonctionnels.

On a également déployé une idée de co-construction d’objets fonctionnels avec un groupe de jeunes de Corbeil-Essonnes pour Les Cousines, une association socio-culturelle basée au Morillon à Montreuil qui participe aussi à l’exposition. Ça va mener à des workshops où les jeunes ne construisent pas juste des objets pour Les Cousines, mais où on pense une conversation sur nos manières d’habiter ces espaces périphériques de banlieue, entre Corbeil-Essonnes, Le Morillon et le sud de Londres dont le collectif est originaire. C’est aussi les questions de comment on crée des échanges qui sont des formes de création de joie collective dans ces territoires et comment on s’organise socio-culturellement de périphérie en périphérie.

Il y a aussi une broderie participative de Cindy Bannani qui s’intéresse à l’histoire de l’immigration en France et à des luttes comme la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Les visiteur·ices pourront broder à l’occasion de visites avec des médiateur·ices. C’est un moyen d’inviter les participant·es à interagir avec cette histoire, se l’approprier, la découvrir aussi, parce que peu de gens la connaissent. Il y aura également des groupes constitués en lien avec des structures partenaires mais aussi avec l’association Lallab invitée par Cindy. Dans le choix de la phrase qui va être brodée, l’association était à la recherche de slogans qui ont pu être dits par des marcheuses, parce qu’il y avait cette interrogation sur la place des femmes dans ces marches-là. C’est plutôt des histoires orales que les membres de l’association Lallab ont recueillies auprès d’anciennes marcheuses. Je suis très enthousiaste à l’idée de cette part de non visible qui fait néanmoins pleinement partie de l’exposition en tant qu’expérience collective et qui crée différentes temporalités de participation. Il y a aussi la notion de redistribution de l’institution, notamment quand on pense au Palais de Tokyo et comment le réinscrire au sein de l’écosystème. Ce qui va être construit pour Les Cousines, ce sont des mobiliers dans l’espace public pour leurs activités d’exposition au Morillon. Ça s’inscrit donc dans un temps long au-delà de l’institution où les expositions durent seulement quelques mois. Cette manière de penser est pour moi un horizon d’amélioration des droits culturels et de promotion du socio-culturel.

Pour conclure, pourrais-tu nous dire quelques mots sur les soirées « Apprendre à flamboyer » ?

AN : Dans la « Salle des Fêtes » il y a une projection en continu de films de Cauleen Smith et il y aura aussi trois soirées spéciales « Apprendre à flamboyer »*. Il s’agira d’une sorte de talent show, idée toujours inspirée des comédies musicales et de la question de prendre la scène, gagner en confiance en soi et trouver sa communauté. Les soirées vont se dérouler chacune avec un·e host : Tahnee et Noam Sinseau qui viennent du milieu du stand-up et d’un engagement par le rire, et Kiyémis, poétesse et autrice qui a beaucoup travaillé sur le joie. Il y aura une première partie programmée avec trois artistes invité·es dans l’idée de célébrer les talents franciliens. La deuxième partie sera une session scène ouverte, avec un esprit de bienveillance pour que des personnes aient envie de se présenter, de monter sur scène et de présenter leurs talents !