Les temps sont à la chute. Mur de Berlin, Twin Towers, krachs bancaires, crashs multiples, crises à répétition, récessions, déboulonages de dictatures, fiascos et déconfitures en tous genres. Avec ça, ce sont aussi les rêves des temps modernes qui font naufrage. C’est le Titanic des idéaux. Désenchantement du monde, en ces temps de grande marée des objets, idéologies et croyances sont à la baisse. Que croire et à qui se fier? Enjoy!, la promesse des petites bulles noires sonne comme seule réponse, notre mot d’ordre. Jouissez, bande de…! La frénésie consommatoire vire à la débauche organisée. Mais la globalisation se double d’une mondialisation de la désillusion, c’est dégringolade et déprime à tous les étages.
Y‘a malaise dans la civilisation.
Naguère, pour se remonter, on avait l’art, en antidépresseur culturel. Redresser la tête et lever les yeux au ciel pour s’élever l’âme, se délecter de sublime et de subtil, s’éloigner de l’ici-bas et plonger un temps dans les hauteurs célestes. Temple profane de la grâce, le musée était là pour nous faire oublier les duretés de l’existence et rémunérer en beauté nos efforts et nos souffrances. S’arracher aux pesanteurs, à la gravité du monde et se consoler dans les sommets, telle était la promesse de l’art. Les portes du musée ouvraient à une ascension intérieure. Depuis quelques temps, je crains que l’art ne soit plus vraiment une consolation ni le musée un temple de la grâce.
Quand je dis que “je crains”, c’est une façon de parler, je ne m’en plains pas. L’art a changé. C’est un fait. Celui du contemporain. Certains renaclent, s’indignent voire répudient, mais faudra s’y faire. Plutôt que de nous emporter vers les plus hautes cîmes, l’art désormais nous plonge au cœur du réel. Au lieu de nous en distraire, il le vise, et nous divise au passage. Il donne à voir ce que nous ne voulons pas forcément voir ou ce que nous n’apercevons que par éclats furtifs dans la mare de la réalité où nous barbotons. Donner forme au réel, montrer ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, c’est la tâche de l’art aujourd’hui. Montrer est la façon de penser de l’art, de toucher à la vérité. L’œuvre en place du concept, l’art est redevenu un rival sérieux de la philosophie.
On pourrait résumer le virage contemporain en termes simples : les œuvres des grands artistes aujourd’hui ne sont pas sublimes, elles sont symptômes. Pas de l’artiste : de l’époque et du monde. Du malaise.
C’est sous ce jour que je propose qu’on les regarde.
Du coup, en cette époque de chutes, on s’aperçoit que, sans esprit prophétique ni don de double vue, les artistes ont précédé et comme annoncé ces temps de précipitations. Depuis le magistral saut dans le vide d’Yves Klein en 1960, To Steep, to fast, la performance de McCarthy roulant jusqu’en bas d’une colline de façon que “la chute devienne une action”, ou Bas Jan Ader tombant d’un toit ou sautant en vélo dans un canal d’Amsterdam, en art, ça tombe dru.
En général, on parle d’art pour élever les esprits. Dans une histoire verticale de la culture qui aspire toujours à monter, j’invite à descendre. Baisser un moment les yeux et regarder vers le bas. Comme le Palais de Tokyo se fait plus qu’accueillant, allons au musée parler de tout ce qui tombe. Y’a de quoi faire. Retournement de perspective, c’est aussi l’ordre des valeurs qui se retrouve cul par-dessus tête. Ça dévisse du rêve au réel, de l’esprit à la matière, du sublime au déchet, de l’âme au corps, du discours au dur-à-dire, du beau au bas — et au beau d’en bas.
Pour les sujets pris dans les vertiges de l’époque — c’est-à-dire plus ou moins tout le monde —, ce regard en pente peut apporter, je crois, quelques lumières. Ce sera aussi rigolo à l’occasion — la chute est un ressort comique inusable. Il est question d’aller voir dans les dessous de ce temps, mais il n’y a aucune raison pour que la vérité soit toujours triste.