L’exposition propose d’investir l’Ubuntu1, un espace encore infréquenté de nos imaginaires et de nos connaissances. Complexe à traduire dans les langues occidentales, le sens de ce terme, issu des langues Bantous du Sud de l’Afrique, conjugue les notions d’humanité, de collectif et d’hospitalité et peut être interprété ainsi : « Je suis parce que nous sommes ».
Cette exigence « d’une humanité dans la réciprocité » convoquée par la pensée Ubuntu constitue l’un des apports essentiels des philosophies africaines largement méconnues. Cette notion, dans ses dimensions philosophiques et spirituelles, peut être considérée comme l’une des rares caractéristiques des sociétés africaines à avoir survécu aux six cents ans d’esclavagisme, de colonialisme et d’impéralisme de toutes natures qui ont déstabilisé les sociétés et sapé les cadres traditionnels de la transmission des savoirs. Enracinée dans de nombreuses langues et cultures africaines, la pensée Ubuntu reste agissante dans la conception de la place de l’individu dans sa communauté, mais également dans les liens entre les peuples, structurant une conscience et une vision du monde dans l’interdépendance de la relation.
Grada Kilomba, Heroines, Birds and Monsters, Creon and Heaven Act III, 2021. Courtesy de l’artiste et Goodman Gallery (Johannesburg, Le Cap, Londres).
Cette notion a ainsi irrigué la pensée des mouvements de libération dans les expériences post-coloniales africaines des années 1960, nourrissant par exemple les aspirations à la construction d’un socialisme africain ou l’idée d’un panafricanisme politique. Cette pensée jaillit dans les productions littéraires et poétiques contemporaines du continent et de ses diasporas, d’Aimé Césaire à Vumbi-Yoka Mudimbé, Edouard Glissant, Alain Mabanckou, Yanick Lahens ou Léonora Miano pour ne citer que quelques auteur·trice·s d’expression francophone parmi tant d’autres. Dans la création musicale, Fela Kuti ou Mariam Makeba restent des porte-voix légendaires de cette pensée de l’unité dans la rencontre. Parce que l’Ubuntu symbolise le lien tissé entre tous les hommes, il a été employé et largement popularisé par Nelson Mandela pour dépeindre un idéal de société opposé à la ségrégation durant l’Apartheid puis pour promouvoir la réconciliation nationale en Afrique du Sud.
Mais les réalités contemporaines nous informent aussi de la mise en déroute de l’esprit d’Ubuntu à la lueur des ratés politiques, des conflits sanglants, et des violences en particulier envers les communautés LGBTQI+ et les femmes. Pourtant, la philosophie de l’Ubuntu est actuellement ré-investie par des intellectuels, des activistes et des producteurs dans tous les champs de la création contemporaine au travers des dynamiques nouvelles de réassemblage des pensées et des imaginaires qui traversent tous les continents. Dans un monde devenu incertain, en perte de sens, replié dans des crispations identitaires et peuplé de violences, cette pensée philosophique n’est pas une idéalité abstraite. L’Ubuntu ou la question de « faire humanité ensemble et humaniser le monde» selon l’expression du philosophe Souleymane Bachir Diagne se pose avec force et s’installe au cœur des revendications et des débats sociétaux, politiques, économiques, culturels et écologiques.
L’exposition entend témoigner de ces dynamiques de recomposition du monde peuplées de rêves lucides et réunit les propositions d’une vingtaine d’artistes dont les oeuvres entrent en résonance avec la philosophie Ubuntu et cherchent à aborder cette pensée de l’action et de la relation comme une ressource, un espace d’invention, de fiction ou de médiation du monde réel.
Imaginée comme un espace polyphonique, l’exposition permet aux artistes de tisser des liens subtils entre la forme et leurs idées à partir de sujets, de points de vue et de positions multiples. La revendication d’une «décloison du monde et de montée en humanité »2 ouvre aux critiques des conceptions figées et réductrices de l’identité comme à une déconstruction de l’univocité des récits historiques et du concept occidental de modernité, attestant de la volonté des artistes de représenter des espaces de ruptures idéologiques. Leur mise en lumière de certaines questions les plus urgentes de notre époque telles que la répartition inégale des richesses et des pouvoirs, les crises migratoires et les processus de territorialisation, la colonisation des territoires et des corps, les situations d’oppression, la transformation de nos rapports à la nature participe à un processus de déprise et convoque en filigrane un esprit de résistance.
Exposition Ubuntu "Six continents ou plus", Palais de Tokyo (26.11.2021 – 20.02.2022). Photo : Aurélien Mole
Exposition Ubuntu, un rêve lucide
Exposition Ubuntu "Six continents ou plus", Palais de Tokyo (26.11.2021 – 20.02.2022). Photo : Aurélien Mole
Exposition Ubuntu "Six continents ou plus", Palais de Tokyo (26.11.2021 – 20.02.2022). Photo : Aurélien Mole
Le parti a été pris de réunir des artistes susceptibles d’avoir des points de vues et des perspectives critiques. Ces créateurs produisent avec toutes les cultures qui les habitent et à partir d’une expérience souvent double, parfois heurtée, de migration ou de transfert. L’exposition entend déjouer les enfermements géographiques et ne considérer qu’un espace : celui des réflexions proposées par les artistes au travers de récits subjectifs et d’œuvres susceptibles de métamorphoser nos imaginaires et de contribuer à une nouvelle intelligibité du monde.
L’exposition est « Ubuntu » dans sa conception et entend faire de l’aventure artistique l’expression d’un partage, par la possibilité d’un « en-commun ». En son centre, un vaste espace dédié au projet de l’artiste Kudzanai Chiurai ouvre à d’autres dimensions d’échange, de découverte et de production de savoir, qu’elles soient discursives, performatives ou musicales, construites collectivement sur une scène commune de partage et d’engagement.
Notes de bas de page
1Ubuntu est issu des langues Bantous du Sud de l’Afrique, son éthymologie se partage entre le mot Zoulou «Ubuntu» et «Unhu» dans la langue des Shonas au Zimbabwe ou «Utu» en Swahili, langue parlée dans l’Afrique de l’Est – le sens de ce terme est présent dans de nombreuses langues africaines : Unundu pour les Kikuyus, Bomoto en lingala, Kimuntu en Kikongo…
2 Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, par Achille Mbembe, La Découverte, 2013.
Avec : :
Jonathas De Andrade, Joël Andrianomearisoa, Michael Armitage, Bili Bidjocka, Kudzanai Chiurai, en collaboration avec Khanya Mashabela et la participation de Kenzhero, Nolan Oswald Dennis, Lungiswa Gqunta, Frances Goodman, Kudzanai-Violet Hwami, Richard Kennedy, Grada Kilomba, Turiya Magadlela, Ibrahim Mahama, Sabelo Mlangeni, Meleko Mokgosi, Serge Alain Nitegeka, Daniel Otero Torres.