L’image du futur est souvent associée à celle d’une fin. Des guerres aux catastrophes écologiques en cours, la vision d’un final irréversible nous hante, provoquant à la fois l’angoisse d’une imminente autodestruction et une crise de l’imaginaire. Bien qu’on l’ait « vue venir », nous peinons à pouvoir imaginer une action sensée qui conjurerait ce destin qui pointe à l’horizon.
Dans le prolongement de la célèbre formule, « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », popularisée par Mark Fisher mais coécrite par Fredric Jameson et Slavoj Žižek, l’imagination semble paralysée précisément par l’impossibilité qu’une action réelle produise un impact significatif. En d’autres termes, le réalisme qui captive l’imagination répond exactement à l’organisation rationnelle du pouvoir et des possibles. Nous sommes privés de la capacité à concevoir des réels possibles qui feraient la différence.
La question ici est cependant : qui sont ces « nous » ? De quelle perspective fait-on face au défi de la fin des temps ? Et pourquoi pense-t-on le plus souvent le futur au singulier ?
Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro nous rappellent que les nations indigènes des Amériques ont déjà survécu à plusieurs fins du monde : « Pour ces peuples, le monde a déjà pris fin aux 15e et 16e siècles, ce sont donc des experts de la fin du monde. » La question de la catastrophe, de l’apocalypse et, en fin de compte, de la fin du monde, est décrite du point de vue des hégémonies dominantes.
En réponse à ces postulats, Danowski et Viveiros de Castro proposent de pluraliser la question des fins du monde. La formule — un monde, une planète, une fin, vue d’une seule perspective — signale en soi des prémisses erronées, menant inévitablement à un manque d’imagination. Peut-être faut-il commencer par reconnaître que de nombreuses Apocalypses se sont déjà produites, mais sont passées inaperçues « car elles ont été provoquées par l’avancée du front de la modernisation. »
La vie sur Terre et ses habitants ont été en danger constant, principalement à cause des fantasmes impérialistes. Asia Bazdyrieva a récemment souligné la coopération coloniale entre les États de l’Europe occidentale et l’Empire russe. Les projets expansionnistes des deux côtés, note l’historienne de l’art ukrainienne, ont façonné l’imaginaire de l’Ukraine contemporaine comme « lieu de ressources inépuisables pouvant nourrir le monde entier ». Forgées par les récits des puissances géopolitiques, ces pratiques ont institué la légitimité de la « ressourcification » — tendance qui a conduit à une exploitation marchandisée de la nature et à un appareil biopolitique.
Ce Forum est l’événement de clôture de la Saison de la Lituanie en France. Il réunit des penseur·euses, artistes, curateu·rices et activistes d’Algérie, du Brésil, de l’Europe de l’Est et au-delà, pour explorer des possibles qui transcendent les imaginaires coloniaux et envisagent des futurs alternatifs. La guerre en Ukraine nous intime de reconsidérer le colonialisme au-delà du cadre occidental, et de le reconnaître dans l’histoire actuelle de la plupart des régimes autoritaires dominants.
Le thème central de ce Forum est le concept d’« imagination émancipée », qui aide à identifier des perspectives historiques comme opportunités de transformation, non seulement en observant le passé mais aussi en envisageant le futur. Dans ce contexte, Gilbert Simondon a suggéré une fascinante théorie de l’imagination encore peu analysée. Il interprétait l’imagination comme un cycle reliant tous les êtres vivants dans un processus continu d’interaction avec leurs milieux. Cette approche anti-individualiste et anti-égocentrique permet de considérer l’imagination comme un échange intense qui transforme et crée tous ses participants — humains et animaux, nature et société, peut-être même bactéries et robots.
En amplifiant les voix silencieuses, cet événement cherche à poser les bases d’une noosphère — un domaine d’idées, de visions et de pensées qui facilite la navigation à travers les différences et favorise l’interconnexion. Le Forum propose une action par le dialogue, mêlant approches artistiques et philosophiques.
Lors de deux sessions, les questions suivantes seront abordées : quelles sont les nouvelles manières d’imaginer avec et pour les autres ? Comment ces visions peuvent-elles inclure des perspectives jusque-là négligées ? Quels sont les scénarios alternatifs pour le changement social ? Quelles écologies pourraient transformer nos pratiques ?
Et enfin, qu’est-ce qui nous attend après la fin ?
Discours de bienvenue
Communication : Kristupas Sabolius (Lituanie)
Conférence inaugurale : Luba Jurgenson (France / Estonie)
Conférence inaugurale : Seloua Luste Boulbina (France / Algérie)
Table ronde
Modératrice : Marija Drėmaitė (Lituanie)
Répondants : Asia Bazdyrieva (Ukraine), Kristupas Sabolius (Lituanie)
Participants : Luba Jurgenson (France / Estonie), Seloua Luste Boulbina (France / Algérie)
Communication : Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro (Brésil)
Communication : Nomeda et Gediminas Urbonas (Lituanie)
Table ronde
Modération collective par : Sasha Baydal, Zola Chichminsteva-Kondamambou, et Wiola Ujazdowska (Beyond the post-soviet)
Répondants : Sasha Baydal, Zola Chichminsteva-Kondamambou, et Wiola Ujazdowska (Au-delà du post-soviétique)
Participants : Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro (Brésil), Nomeda et Gediminas Urbonas (Lituanie)